Restitution de biens culturels au Bénin, Alexis Adandé : «Un tien vaut mieux que deux tu l’auras»

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Par Serge Ouitona9 novembre 2021

Mardi 9 novembre 2021. Patrice Talon, le président de la République du Bénin, est à Paris pour signer aux côtés de son homologue français, Emmanuel Macron, l’acte de transfert de propriété de 26 objets royaux d’Abomey emportés pendant la conquête coloniale. 129 ans plus tard, ces 26 objets sont sur le point de regagner leur terre d’origine. 26 sur des milliers. Certes, cela semble insignifiant, mais «un tien vaut mieux que deux tu l’auras», comme l’a rappelé le professeur Alexis Adandé, dans cet entretien exclusif accordé à Afrik.com. Archéologue à la retraite, Alexis Adandé a enseigné, entre autres, à l’Université d’Abomey-Calavi et à l’École du patrimoine africain. Entre 1995 et 2001, il a dirigé le West African Museums Programme (WAMP).

C’est donc un fin connaisseur de la question des biens culturels africains emportés en Occident qui nous livre son opinion. Un fin connaisseur, c’est peu dire. Alexis Adandé a grandi avec cette problématique puisqu’il est, par ailleurs, le fils de l’un des tout premiers intellectuels africains à avoir posé le problème du retour des biens culturels africains qui enrichissent les musées occidentaux. Entretien

Afrik.com : 26 objets pris au moment de la conquête du Danxomè vont revenir au Bénin, le 10 novembre 2021. Quels sentiments vous inspire cette restitution ?

Merci de m’interpeller sur une question aussi importante et d’actualité que celle du retour de 26 objets qui ont été pris au moment de la conquête du Danxomè, comme vous dites, et qui doivent revenir en République du Bénin, le 10 novembre 2021, du moins officiellement restitués aux autorités de notre pays. Je ne partagerai pas des sentiments, mais plutôt quelques réflexions que m’inspire cette procédure de restitution.

En fait, la question du retour des biens issus du pillage des pays africains pendant la conquête coloniale est une question d’actualité, depuis plusieurs décennies. Autant que la mémoire permette de fixer la chronologie des faits, c’est déjà sous la période coloniale, en 1951 au moins, que cette question a été soulevée, dans le cadre de l’UNESCO par Alexandre Adandé (père de notre invité), un praticien du patrimoine alors en service à l’Institut français d’Afrique noire (IFAN) à Dakar, comme nous le révèle la publication de l’ouvrage collectif L’art nègre qui a été réédité à l’occasion du festival Les arts nègres de Dakar en 1966.

Donc, c’est une longue histoire qui mérite d’être rappelée d’autant plus que la remise des objets aux autorités de la République du Bénin, ce 9 novembre 2021, marque une étape que je qualifierais d’importante dans ce processus dont l’origine remonte à plusieurs décennies. C’est vrai, les opinions divergent quant à l’appréciation de ce fait, mais comme on dit, mieux vaut un tien que deux tu l’auras, quand on se rappelle les difficultés avec lesquelles les autorités du Bénin, qui ont relancé cette problématique, ont pu obtenir ce résultat qu’on pourrait qualifier d’important, mais de provisoire.

26 objets à retourner, sur combien en tout ? Est-ce qu’on est parvenu à estimer le nombre total d’objets emportés lors de la conquête du Danxomè ?

Pour autant que je sache, la question des statistiques ou plus exactement de l’inventaire des biens qui ont été emportés, et surtout qui figurent dans les musées en République française, n’est pas connu du public, et pour la bonne raison que dès que le problème de la revendication des biens culturels, par les pays, anciennes colonies en général et françaises en particulier, a été posée, les conservateurs, les responsables de ces collections publiques à l’époque entretenues surtout au musée d’Ethnographie du Trocadéro devenu par la suite musée de l’Homme, et également au musée de La Porte-Dorée, actuel musée national de l’histoire de l’immigration, n’ont pas cru devoir rendre public leur inventaire de ces objets.

«Il est à souhaiter un retour, même provisoire, de certains objets patrimoniaux qui sont dans les musées publics et privés de France et même d’ailleurs, et qui concernent notre pays ou différentes nationalités ou groupes socio-culturels de notre pays pour permettre à notre public d’avoir accès à ces éléments patrimoniaux»

En tout cas, l’estimation varie entre 3 000 et 9 000 objets détenus dans les musées de France pour l’ancienne colonie du Dahomey, puisque le pillage n’a pas concerné que les palais royaux d’Abomey, siège du pouvoir royal du Danxomè, mais également d’autres parties de la colonie. Et cela pose le problème du statut juridique de ces collections, parce qu’on devrait, à juste titre, faire la distinction entre les objets qui ont été prélevés de force par le pillage, pendant la conquête, les objets qui ont été prélevés de façon peu légale, pendant la période coloniale, et ceux qui sont issus du trafic illicite de biens culturels, pendant la période post-coloniale.

Et puis, il y a également les objets ayant été achetés en bonne et due forme pour figurer dans les collections privées et peut-être aussi publiques, en République française. Par exemple, les collections constituées par le père Francis Aupiais pour faire connaître de ses compatriotes les cultures du Dahomey qu’il admirait tant ne peuvent pas avoir le même statut juridique que les objets emportés dans le sillage de la colonisation.

Sur quelle base ces 26 objets candidats au retour ont-ils été retenus ?

Je ne saurais le dire, peut-être que les experts du Bénin qui ont été conviés à la réflexion ayant accompagné l’exposition temporaire montée au musée du quai Branly-Jacques Chirac, il y a une semaine, seront en mesure de nous apporter la réponse. Mais, il faut dire que cette question a été plus politique que technique ; et de ce fait, ce sont les autorités françaises qui ont pris sur elles de sélectionner un certain nombre d’objets pour cette opération de restitution. Comme vous le savez, c’est le Président français, Emmanuel Macron, qui a officiellement annoncé le retour ou la restitution au Bénin de 26 objets.

Et comme il serait bon de restituer le contexte, c’est après une prise de position sur cette question du retour en général des biens prélevés pendant la conquête et la période coloniale en Afrique et qui figurent dans les collections publiques françaises lors d’un discours qu’il avait prononcé, le 28 novembre 2017, à l’occasion de sa visite au Burkina Faso, que le Président français avait confié à une experte française, Bénédicte Savoy, et un expert africain du Sénégal, Felwine Sarr, le soin de faire un point sur cette question-là.

Et à la suite de leur rapport commun, Emmanuel Macron a enclenché une procédure de restitution dont la première étape a consisté à s’attaquer à la question de l’inaliénabilité des collections publiques des musées de France par un projet de loi qui a été voté pour exceptionnellement permettre la restitution de 27 objets dont 26 provenant des anciens palais royaux d’Abomey. Quant au 27e, il s’agit d’un sabre qui serait attribué à El Hadj Omar Tall, le fameux leader toucouleur au moment de l’invasion du Sénégal et du Soudan, actuel Mali, et qui séjourne au Sénégal depuis 2019.

Y a-t-il un espoir de voir revenir d’autres objets ?

Je ne saurais répondre à cette question de façon précise, mais il est à souhaiter un retour, même provisoire, empruntons le terme, de certains objets patrimoniaux qui sont dans les musées publics et privés de France et même d’ailleurs, et qui concernent notre pays ou différentes nationalités ou groupes socio-culturels de notre pays pour permettre à notre public d’avoir accès à ces éléments patrimoniaux. C’est une autre façon aussi de voir la question du retour ou des échanges de collections patrimoniales, surtout pour leur accessibilité au public béninois et puis généralement au public africain.

Cette question est soulevée dans les organisations professionnelles en rapport avec le patrimoine comme le Conseil international des musées (ICOM) dont le siège se trouve justement près de l’UNESCO à Paris ; le Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels (ICCROM) basé à Rome ; le Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS) qui se trouve basé à Paris aussi. Ce sont des institutions qui ont aussi fait des propositions au niveau des responsables, des autorités en charge du patrimoine des pays d’Europe et des États-Unis d’Amérique où se trouvent des éléments importants de notre patrimoine. Dans ces institutions sont représentés nos gouvernements ou nos professionnels, et là je pense qu’il y a une question importante de l’organisation du monde professionnel du patrimoine ; et cette question est relative à votre cinquième point de cet entretien.

Un certain débat sur la capacité du Bénin à conserver ces objets a été un moment agité dans l’opinion. Pensez-vous que ce débat vaut la peine d’être mené ?

En fait, je crois que c’est un débat qui ne manque pas de pertinence. Les 26 objets qui seront restitués aux autorités du Bénin ne devraient pas être l’arbre qui cache la forêt des collections patrimoniales détenues au Bénin. La question de la conservation des biens culturels est une question importante qu’on ne devrait pas banaliser, puisque comme on le sait, il y a eu, de ce point de vue, dans le pays une situation ayant évolué en dents de scie. En effet, immédiatement après les indépendances, un véritable effort a été déployé pour élargir les capacités d’accueil et les capacités techniques de conservation du patrimoine ; puis, il y a eu des moments de relâchement, peut-être en rapport avec la situation socio-politique très inégale –l’instabilité politique– qu’a connue notre pays avec l’abandon relatif de ce secteur qui n’était pas toujours bien perçu quant à son importance, aussi bien culturelle que socio-économique comme un secteur qui peut, de lui-même, générer des ressources financières.

«C’est une occasion de dire que pour le patrimoine royal d’Abomey qui, avait fait l’objet de pillage par le corps expéditionnaire conduit par celui qui allait devenir le général Amédée Dodds, il y a de nombreux objets qui ont été également vendus à travers le monde»

Alors, je pense que c’est une nouvelle opportunité pour poser le problème du renforcement des capacités de nos structures muséales à assurer une formation solide en matière professionnelle des conservateurs de musées. À ce propos, il y a plusieurs programmes qui ont été mis en route. L’un d’entre eux, piloté par l’ICCROM depuis Rome, a donné naissance à un programme régional avec l’École du patrimoine africain qui a évolué et qui, aujourd’hui, est une structure de l’université d’Abomey-Calavi. Mais, la grande question, c’est d’abord la possibilité de faire le point des collections existantes au Bénin, à savoir : les collections ethnographiques, les collections anthropologiques et les collections archéologiques, sans compter la question des monuments historiques dans notre pays pour leur conservation et leur restauration.

Donc, ce n’est pas une question banale, mais une question qui mérite d’être posée dans un contexte plus large de notre capacité de conservation et –ça, c’est une dimension sur laquelle nous insistons. Je dis, nous, c’est-à-dire les formateurs dans le cadre de l’École du patrimoine africain– de formation de restaurateurs, une dimension malheureusement négligée jusqu’au moment où je vous parle dans le cadre de l’École du patrimoine africain. Mais, une telle formation mérite absolument d’être introduite pour qu’on ait toutes les gammes possibles de laboratoires de conservation et de restauration des biens culturels et des possibilités de renforcement des capacités, en sollicitant des organismes comme l’ICCROM, l’ICOM et ICOMOS

Peut-on dire que la restitution de ces objets inaugure une nouvelle ère dans les relations franco-africaines ?

Je crois qu’il faut être raisonnablement optimiste. Ce qui me paraît le plus important, c’est que cette opération permet de soulever encore la question, puisque comme vous avez pu vous en apercevoir, c’est que le débat de restitution a été ouvert, non pas seulement avec les autorités de la République française, mais également avec d’autres pays dont l’Allemagne ; et on a vu comment les autorités allemandes, qui avaient eu, certes, des colonies avant de les perdre à l’issue de la Première Guerre mondiale 1914-1918, ont géré cette question, surtout avec deux pays : la Namibie et le Nigeria. Avec la Namibie, cette question patrimoniale de restitution d’un certain nombre d’éléments a été traitée. Avec la République fédérale du Nigeria, certains éléments du patrimoine du royaume edo de Benin sont l’objet de négociations au retour. C’est le cas des plaques de bronze du Benin issues du pillage par le corps expéditionnaire britannique et qui ont été ventilées à travers le monde, vendues, négociées, etc., et se sont retrouvées, pour certaines en Allemagne et aux États-Unis, pour d’autres.

C’est une occasion de dire que pour le patrimoine royal d’Abomey qui, avait fait l’objet de pillage par le corps expéditionnaire conduit par celui qui allait devenir le général Amédée Dodds, il y a de nombreux objets qui ont été également vendus à travers le monde, et ceux qui ont visité les musées aux États-Unis comme le Metropolitan Museum savent qu’il y a des objets, dont certains en argent massif ou en plaque argent, des statuettes qui sont exposées dans ce musée à New York par exemple, avec la mention «Donation de privés». Lesquels privés ont acquis sur le marché de l’art des éléments du trésor royal d’Abomey et qui font aujourd’hui partie des collections de grands musées comme celui du Metropolitan. Ça, c’est un exemple parmi tant d’autres.

Donc, c’est une opportunité pour pouvoir éventuellement, si c’est l’intention des autorités politiques et des responsables des musées (conservateurs, techniciens de conservation, etc.), ouvrir de nouvelles perspectives dans les relations patrimoniales, et pour nous-mêmes de faire le point sur les collections que nous gérons, leur état et leur inventaire précis et puis les conditions techniques d’en assurer la perpétuation pour les publics nationaux, pour les visiteurs, le tourisme, mais également pour les générations à venir. Et c’est en ce sens que les propositions telles que faites par le professeur Nouréini Tidjani Serpos de renforcer ou de réintroduire l’enseignement des arts et de développer des programmes de sensibilisation au patrimoine dans nos écoles, lycées et instituts supérieurs, sont des propositions qui méritent vraiment d’être examinées avec toute l’attention requise.

Pour revenir précisément à votre question, je dirai que cette problématique de la restitution nous donne en principe une opportunité d’une meilleure qualité de coopération technique et scientifique, au moins sur le plan du patrimoine avec la République française. Mais, c’est dans les faits que l’on verra si cette opportunité portera des fruits ou non. Merci encore pour cette opportunité que vous m’avez donnée de m’exprimer en espérant que le débat reste toujours actif, parce que c’est une question permanente.

Afrik

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