Le massacre des Haïtiens par les Dominicains en 1937

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Du 2 au 8 octobre 1937, Trujillo ordonne à son armée de tuer les Haïtiens qui vivent sur la frontière nord-ouest de la République dominicaine, et dans les parties qui bordent la région du Cibao. Durant la première moitié de 1938, des milliers d’Haïtiens furent déportés et des centaines tués dans la frontière sud, dans la région de Pedernales.

Le massacre s’appelle en espagnol dominicain : « el corte » et en haïtien : « Kout kouto-a ».

Les conséquences de ce génocide ont transformé la région frontalière et la République dominicaine, mais il ne faut pas l’étudier avec les yeux d’aujourd’hui. Il s’agit aussi d’un massacre de Dominicains par des Dominicains, de paysans dominicains par l’élite dominicaine, de Dominicains vivant dans la frontière par l’État dominicain, des forces centripètes contre des intérêts régionaux, et après le massacre une entreprise de la nouvelle idéologie anti-haïtienne d’une nation s’opposant à des discours et à une mémoire du passé culturellement pluralistes.

Avant 1937, l’identité dominicaine était loin d’être uniformément conçue comme antithétique et antagonique à celle des Haïtiens ou à la culture haïtienne. Contrairement aux imagines diffusées par l’historiographie officielle et les élites de la R.D., leurs compatriotes vivant dans la zone frontalière durant les années 30 ne percevaient pas une invasion ou une destruction de leur monde par les Haïtiens. Au grand chagrin des autorités du gouvernement, des intellectuels et des autres élites dominicaines, cette partie du pays était largement bilingue et demeurait largement indifférente et même hostile aux visions de la nationalité partagées par l’élite urbaine. Les élites souhaitaient une nation unies géographiquement et culturellement.Il faut aussi concevoir le massacre des Haïtiens comme un assaut en règle de l’État national sur une région frontalière transnationale et biculturelle comprenant des personnes ethniquement dominicaines et ethniquement haïtiennes. De cette optique on peut saisir combien erroné est la vision officielle qui fait de la nationalité dominicaine une conséquence d’un anti-haitianisme originel, fondamental, essentiel et transhistorique.

La zone frontalière

Elle est, avant 1937, biculturelle. Elle a un surplus de terres agricoles, alors que les « habitants »d’Haïti à l’ouest de celle-ci doivent faire face aux pressions démographiques de la deuxième moitié du XIXe siècle, (à l’absence d’une économie paysanne comme dans le Sud du pays, aux dépossessions suite au contrat McDonald, aux conséquences des crises économiques de fin de siècle, et aux expulsions de Cuba causées par la politique du dictateur Machado, J.C.). Une société bilingue, biculturelle et transnationale évolue des deux côtés de la frontière. Cette division de leur territoire en deux parties distinctes demeure pour les riverains une vraie fiction. Dans la zone, on utilisait peu de travail salarié et il y avait pas de conflits ouvriers, ni de déplacement de travailleurs « nationaux ». La plus part des personnes ethniquement haïtiennes cultivaient le café ou des vivres sur des petites ou moyennes propriétés, tandis que les personnes ethniquement dominicaines s’occupaient d’élevage et de chasse. On trouvait aussi dans les petites villes beaucoup d’artisans et de personnel domestique haïtiens. Sur la frontière sud, par contre, il semblerait que plus d’Haïtiens travaillaient comme journaliers sur les fermes de personnes ethniquement dominicaines habitant dans les zones rurales.

Néanmoins, les identités culturelles dominicaines et haïtiennes se distinguaient, avec une certaine hiérarchie entre elle, et les stéréotypes ethniques, les constructions racistes de la beauté ainsi que des stéréotypes culturels (la puissance sexuelle des noirs, leur pouvoir magique,…) étaient à l’ordre du jour. Toutefois, il ne s’en suit pas que les Haïtiens occupaient une position inférieure dans la société et l’économie rurales de la zone frontalière.

Ce mode de vie et cette convivialité étaient en contradiction directe avec la vision des élites et autres classes urbaines de la nation dominicaine qui excluait et méprisait tout ce qui de près ou de loin rappelait l’Haïtien. Les intellectuels dominicains brandissaient la présence des Haïtiens dans le pays comme une invasion pacifique qui mettait en danger leur nation en haitianisant et en africanisant la population de la frontière, faisant de la culture populaire dominicaine une culture encore plus sauvage qu’elle ne l’était. La culture haïtienne et le vodou étaient particulièrement diabolisés. À noter que les paysans dominicains étaient tout aussi méprisés par ces intellectuels et officiels des villes, comme un obstacle au progrès. Ces préjugés faisaient pendant aux intérêts de l’État d’établir un meilleur contrôle politique de la région, de fixer plus clairement les frontières, de règlementer les flux de biens et de gens, de collecter les taxes, de mettre fin à la contrebande… et de fermer la porte d’entrée et de sortie aux « révolutionnaires » et opposants des régimes au pouvoir.

De plus l’État craignait que les personnes ethniquement haïtiennes n’appuient les réclamations de l’État haïtien lors des délimitations de la frontière ou qu’une immigration accrue n’augmente les prétentions voisines. Pour mieux asseoir sa présence dans la région, l’État entreprend une politique de « colonisation » agricole. Mais la paysannerie dominicaine vivait éparpillée et n’était pas assez nombreuse pour bloquer l’immigration haïtienne et s’imposer démographiquement dans la région. En plus elle était aussi autonome que les paysans haïtiens et peu encline à se plier aux politiques de l’État. Donc, l’État décide de promouvoir l’immigration européenne, s’imaginant que l’influence culturelle des Européens aiderait à civiliser la campagne et à introduire toute sorte de changements favorables au progrès et au développement. Il s’agit du même discours Monte Cristi que l’on retrouve dans toute l’Amérique latine. La migration européenne aiderait à « améliorer la race dominicaine »… et à stimuler l’identité nationale…

Cette entreprise de blanchiment échoue et la politique se reformule dans le sens de « dominicaniser » la frontière avec des colons dominicains, grâce à distribution de terres vacantes. Mais, la majorité des « dominicains » qui se prêtent à cette politique se trouvent à être des dominicains ethniquement haïtiens…Ces va et vient de la politique démographique coïncident avec la montée météorique de Trujillo. Il dirige le pays durant 31 ans et s’adjoint les intellectuels et la classe politique. Ces intellectuels mis de côté par la récente occupation américaine, ses inégalités, discriminations, dénationalisations et modernisation libérale (éviction des paysans, monopoles étrangers, rareté de produits alimentaires et marché noir,…) formulent une politique nationaliste et populiste visant à moderniser et mettre sur pied une paysannerie base sociale du régime trujilliste, orienté vers l’autosuffisance alimentaire et la croissance du revenu interne. Des terres irriguées et de l’assistance technique et financière sont mises à la disposition des paysans, en échange de leur loyauté au régime. Avec la réforme agraire, l’État trujilliste domestique la paysannerie qui esquivait sans cesse le pouvoir central, et l’amène à participer dans ses projets politiques, culturels et économiques. Dans ce schéma, la zone frontalière demeure le maillon faible de la politique officielle. La politique de colonisation a un impact sur l’aménagement national du territoire, mais la frontière exige une politique spéciale. Car lors même qu’on l‘appliquait dans cette zone, les (ethniquement) Haïtiens en profitent plus que les ethniquement Dominicains.Avant 1937, le gouvernement prend un ensemble de mesures pour intégrer les Haïtiens ainsi que les personnes ethniquement dominicaines dans la culture urbaine de la région (écoles, religion catholique, utilisation de l’espagnol,…). Au début de son régime, Trujillo fait taire les discours antihaitianistes des intellectuels de son régime. Il signe le traité délimitant la frontière dominicano-haïtienne et entreprend une politique de collaboration avec le régime haïtien. Vincent nomme la Grand-Rue « Avenue Président Trujillo » et Trujillo inaugure entre Monte Cristi et Dajabon la « Route Vincent ». En Haïti même, Trujillo décore des artistes et des intellectuels, des leaders et des journalistes haïtiens. Il fait montre de son origine haïtienne ; sa grand-mère est une Chevalier. Cette politique ne fait pas oublier le besoin de l’État de consolider ses frontières : D’autant plus que les habitants de la région frontalière s’opposent aux politiques centralisatrices. Leurs intérêts commerciaux, leurs habitudes de vie, leur traditionnelle évasion des taxes à payer, la contrebande, l’utilisation des marchés de part et d’autres de la frontière, … leur mode de vie s’oppose à la centralisation. Sur la frontière, rien ne marche dans la politique gouvernementale avant le massacre.

Le Massacre des Haïtiens

Il a lieu après une longue tournée de Trujillo dans la région. Le 2 octobre dans un bal à Dajabon, il proclame que depuis quelques mois, les dominicains se plaignent des vols de bétails et abus divers des haïtiens, et qu’il a décidé de mettre fin à cette situation. D’ailleurs trois cents haïtiens étaient déjà morts »… Une nuée de soldats dominicains se jette sur la région et commence le massacre des personnes ethniquement haïtiennes. Le 3 et 4, on laisse fuir ceux qui le veulent. Le 5, on ferme la frontière. La majorité des massacrés est constituée de femmes et d’enfants. Peu sont fusillés. Ils sont assassinés à l’arme blanche (machette, baïonnette, bâton, pendaison).

Des unités militaires en provenance d’autres régions sont chargées de la tuerie. Peu de civils dominicains y ont directement participé, mais n’ont pas manqué de dénoncer et d’indiquer qui étaient ou n’étaient pas Haïtiens, guidant les soldats vers leurs maisons. D’après les services d’intelligence des EEUU les civils dominicains étaient aussi terrifiés que les Haïtiens eux-mêmes. Au début, ils ne s’imaginaient pas que seulement les personnes d’origine haïtiennes étaient ciblées. Beaucoup d’entre eux sont restés traumatisés longtemps après l’événe­ment. Même les soldats venus de l’extérieur n’arrivaient pas à remplir leur mission sans se souler complètement avant de l’accomplir.

Le 8 octobre 1937, 5 jours après le coup d’envoi, Trujillo donne l’ordre d’arrêter. Des 20 000 à 500 000 personnes d’origine haïtiennes de la province de Monte Cristi, il n’en restait aucune. Plus tard, quelques-uns essayèrent de retourner pour prendre quelques biens, les civils ou l’armée se chargeaient de les tuer, les civils par peur de représailles.

Le président Vincent fit l’impossible pour éviter un conflit militaire avec les Dominicains. Il défendit toute discussion publique du massacre et refusa longtemps que l’on fasse des services religieux en honneur des morts. Il n’avait pas seulement peur de l’armée. Il semblerait que Vincent avait aussi peur de perdre le contrôle de l’opposition politique. Si les troupes s’éloignaient de la capitale, le palais demeurait vulnérable à une attaque. Mais, face aux pressions croissantes devant les preuves de l’étendu du génocide, Vincent finalement sollicite une investigation des atrocités et la médiation de pays neutres dans le conflit. Trujillo offre une indemnisation importante à Haïti, tout en refusant d’admettre une responsabilité officielle. Vincent s’empresse d’accepter les 750 000 dollars, dont Trujillo ne paie que 525,000, en échange de mettre fin à l’arbitrage international.

En signant l’accord le 31 janvier 1938, le gouvernement dominicain ne reconnait aucune responsabilité de l’État dominicain dans les tueries, et déclare aux Gouvernement du Mexique, de Cuba et des EEUU, témoin de l’accord qu’il établit un modus operandi pour faire obstacle à la migration entre Haïti et la R.D. Ainsi, même en signant l’accord, le régime de Trujillo défend le massacre comme une réponse à l’illusoire immigration illégale des Haïtiens sensés indésirables.

L’été de la même année 1938, Trujillo ordonne une nouvelle campagne contre les Haïtiens dans la frontière Sud. En principe, les Haïtiens sont informés à l’avance et plusieurs peuvent s’échapper avant d’être attaqués. L’opération dure plusieurs mois et des milliers sont obligés de prendre la fuite. Cette seconde opération s’appelle le déguerpissement (el desalojo) et des centaines de personnes furent tuées durant entre 1938 et 1940 lorsque des anciens résidents retournèrent chercher leurs biens.L’idée que le massacre était une réaction terroriste mais logique à la migration haïtienne contredit le fait.

1. que la plus part des familles « Haïtiennes » étaient des résidents de longue date dans la région,

2. que Trujillo n’essaya jamais de déporter ceux qui vivaient le long de la frontière,

3. qu’il ne rendit pas illégal l’établissement des Haïtiens le long de la frontière, ni ne rendit la migration excessivement chère en augmentant les taxes payées par ces personnes, (seulement en 1939, il fit passer une législation faisant payer 500 pesos à tout immigré d’origine non caucasienne).

4. Que, finalement, les Haïtiens continuèrent de constituer une proportion significative de la population de la République dominicaine dans les autres régions du pays. Par-dessus tout, les coupeurs de cannes des entreprises nord-américaines ne furent jamais inquiétés, alors que Fulgencia Batista durant cette même période déporta des dizaines de milliers de braceros. De plus, lorsque Trujillo saisit l’industrie sucrière dans les années 1950, au lieu de réduire l’importation de travailleurs haïtiens, il en augmenta le nombre et les exempta du paiement de la taxe de 500 pesos payée par les « non-caucasiens ».

Le massacre ne fait pas suite à un effort concerté de l’État de mettre un frein à l’immigration des Haïtiens, ni de « blanchir la nation », comme le suggère Bernardo Vega. Les deux gouvernements étaient dans les meilleurs termes et aucune question d’aucune espèce ne faisait le sujet d’aucune discussion entre eux. Le discours anti-haitianiste des dominicains fait suite au massacre et ne le précède pas. La préoccupation de l’État avant le massacre n’était pas l’haitia­nisation du pays, mais que les colons haïtiens ne supportent pas leurs gouvernements dans les parties du territoire en litige. La violence donna lieu au racisme et à la formation de l’identité dominicaine et non à l’envers. Même après le massacre, les leaders exprimèrent leur intention d’éliminer les Haïtiens le long des zones frontalières et non dans tout le pays.

Le massacre semble donc lié à la construction de l’État et à la délimitation des frontières du pays. Le génocide détruisit l’économie, la culture et la société antérieures au massacre. Il imposa la vision d’une nationalité dominicaine construite en opposition à Haïti, même dans la zone frontalière, traditionnellement biculturelle. Le sentiment anti-haïtien d’aujourd’hui est un produit du massacre et non le contraire. Le terrorisme d’État en est l’auteur, l’anti-haitianisme n’est qu’une rationalisation diffusé par un État dont la popularité allait en augmentant à cause de sa politique agraire. De là, se développèrent une division ethnique de la force de travail, un rôle pour les travailleurs dans les plantations au bas de l’échelle sociale, et la présentation de l’anti-haitia­nisme comme une doctrine officielle existant de toute éternité.

Texte de Richard L. Turits

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