Brésil : La victoire de Lula change totalement la géopolitique de l’Amérique latine

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Interview de l’ancien président équatorien Rafael Correa

par Marianela Mayer

L’ancien président équatorien Rafael Correa (2007–2017) a affirmé que « le monde de l’avenir est celui du bloc » et il a évoqué l’impact de la nouvelle vague progressiste sur l’intégration latino-américaine et la possibilité de lancer une monnaie commune en plus d’aborder les avancées des discours de haine dans la région.

Il a affirmé que la victoire de Luiz Inacio Lula da Silva au Brésil change « totalement la géopolitique » de l’Amérique latine où les quatre plus grandes économies seront gouvernées par la gauche et il a qualifié le président élu de « grand intégrationniste » qui renforcera l’union régionale.

« Je suis presque certain qu’avec Lula, la Communauté des États Latino-américains et Caribéens (CELAC) se renforcera et que L’UNASUR ce remettra en marche », a dit Correa à Télam lors d’une interview accordée dans le cadre de sa visite à Buenos Aires.

Q : La CELAC a réaffirmé récemment sa volonté d’atteindre une meilleure intégration régionale. Pensez-vous que ce mécanisme doive remplacer l’Organisation des États américains (OEA) ?

R : Évidemment, c’est ce que nous avons souhaité dès la fondation de la CELAC qui est un forum latino-américain. Quel sens a l’OEA ? En plus de son parcours néfaste et pire encore avec Luis Almagro qui battu tous les records, imaginez que l’Argentine et le Chili aient un problème et qu’ils doivent aller en discuter à Washington. Cela n’a aucun sens. La CELAC doit être le forum dans lequel l’Amérique latine réalise ses accords et résout ses conflits et ensuite, en tant que bloc, nous pouvons créer un autre espace, qui peut être l’OEA. elle-même, pour obtenir des accords et régler les conflits avec l’Amérique du Nord. Mais aller à l’OEA à Washington pour discuter de problèmes concernant les pays latino-américains ou un pays latino-américain avec les États-Unis est une absurdité totale. Le monde de l’avenir est celui du bloc. L’Amérique latine doit aller vers un bloc mais je pense aussi qu’il doit être latino-américain et que les Caraïbes anglo-saxonnes doivent former un autre bloc parce qu’on tombe dans l’erreur de considérer que la proximité géographique donne la proximité dans les intérêts et les visions. Les Caraïbes anglo-saxonnes sont totalement différentes de l’Amérique latine. En effet, il y a beaucoup de pays des Caraïbes anglo-saxonnes dont le chef d’État est le roi d’Angleterre.

Q : Et dans quel état est l’intégration latino-américaine ?

R : Dans un moment de faiblesse mais je pense que ce cycle va s’achever. Il s’est passé une chose curieuse. L’intégration, comme en Europe, allait au-delà des idéologies. C’était une question pratique et il en était ainsi quand l’UNASUR a été fondée en 2008. Ce sont des Gouvernements de droite qui l’ont fondée comme celui du colombien Alvaro Uribe et celui du péruvien Alan Garcia. Depuis 2014, une restauration conservatrice a eu lieu avec une faim de retard, sans limite ni scrupules, extrémiste, et qui a tout écrasé. Elle n’a même pas respecté la volonté d’intégration qui, j’insiste, dépassait les idéologies. La démocratie n’a pas été respectée comme dans le coup d’État contre Dilma (Rousseff) ou contre Evo (Morales). Même pas les droits de l’homme comme ce qu’ils ont fait à Lula et nous font à nous. Nous sommes face à une nouvelle droite, beaucoup plus sectaire et proche de l’homme des cavernes qui jusqu’à ce qu’elle ait éliminé tout problème du statu quo va poursuivre ses pratiques en utilisant l’extrême droite fasciste. Mais avec la nouvelle vague progressiste, je crois que ce cycle néfaste est terminé.

Q : La victoire de Lula suppose telle une nouvelle impulsion ?

R : Avec sa victoire, les quatre économies les plus importantes d’Amérique latine, pour la première fois de l’histoire, sont dirigées par des gouvernements de gauche : le Brésil, le Mexique, l’Argentine et la Colombie. Cela change totalement la géopolitique de la région. Je suis presque sûr qu’avec Lula, la CELAC va se renforcer et l’UNASUR se remettre en marche. Lula est un grand intégrationniste.

Q : Il propose aussi de lancer une monnaie sud-américaine…

R : C‘est ce que nous proposions il y a 15 ans, cela fait partie de la nouvelle architecture financière régionale qui était l’un des objectifs fondamentaux de L’UNASUR. C’est paradoxal parce que le pays qui en a le moins besoin, c’est le Brésil. C’est un grand conglomérat de moyenne Amérique du Sud et il peut être suffisamment fort pour avoir une monnaie nationale. Ceux qui en ont le plus besoin sont les petites économies ouvertes comme l’Équateur ou le Pérou où la mobilité des capitaux a été désastreuse. Mais à la bonne heure, si le Brésil stimule une zone latino-américaine avec une monnaie propre.

Q : Avec une banque centrale également propre

R : Évidemment, la nouvelle architecture financière régionale a trois composantes : la Banque centrale du Sud, qui accumule les réserves pour avoir plus de protection que chacun avec ses réserves propres, la Banque de Développement du Sud pour les projets d’infrastructures d’intégration et la monnaie commune qui peut débuter avec un système de commerce compensé – en minimisant l’utilisation d’une monnaie étrangère. Ensuite, une monnaie comptable et ensuite la monnaie physique. Là, il y a une voie toute  tracée qui est la voie européenne. L’Union européenne doit nous servir d’exemple : ce sont 27 pays avec des systèmes politiques différents, des religions différentes, des cultures différentes, une histoire et des langues différentes qui se battaient pour des dizaines de millions jusqu’à il y a quelques années et qui ont décidé de s’unir. J’ai toujours dit que l’Europe devra expliquer à ses enfants pourquoi elle s’est unie et nous, les Latino-américains, nous devrons expliquer aux nôtres pourquoi nous sommes aussi en retard en ayant tout de commun.

Q : Ceci est-il en relation avec ce que vous disiez de l’OEA ?

R : Oui mais quand pendant 200 ans, ils te dominent ainsi, c’est qu’ils ne sont pas mauvais, c’est nous qui sommes fous. Nous ne nous trompons pas, beaucoup de choses ne sont pas imposées mais acceptées avec enthousiasme.

Q : La nouvelle vague progressiste dans la région est-elle identique à celle du début du siècle ?

R : Nous nous portions très bien, nous n’étions pas d’accord sur tout mais il y avait une très grande confiance mutuelle et au niveau de la politique internationale, nous agissions comme un seul bloc. C’est l’une des différences que je vois avec la nouvelle vague qui est très hétérogène et qui n’a pas cette confiance. (Gabriel) Boric vient critiquer le Venezuela et en plus critique le blocus des États-Unis. Cela me semble incroyable ! Le Venezuela subit 600 sanctions, est en économie de guerre et en résistance. On ne peut pas jouer avec les paramètres normaux, nous avons une seule morale. Ces gens sont en train de survivre à une agression brutale dans laquelle il y a eu des plans réels d’invasion (…) Et il y a une gauche, un Boric qui vient critiquer le Venezuela et ne mentionne pas l’autre. C’est la première différence : je vois une hétérogénéité, une légèreté, une faiblesse et une absence de confiance qu’il n’y avait pas. La seconde grande différence est qu’en face, il y a une droite plus préparée. Au début de la première vague progressiste, nous l’avons surprise et des changements jamais vus auparavant en Amérique latine ont eu lieu. Mais maintenant, elle est préparée. Elle a une cohésion, une coordination nationale et internationale, des ressources illimitées et elle va s’opposer avec tout cela à tout changement.

Q : L’attentat contre la vice-présidentes Cristina Kirchner et la violence politique dans la campagne électorale brésilienne ont mis en évidence l’avancée des discours de haine dans la région. Comment revenir sur cette tendance ?

R : Que Cristina sois vivante est un miracle. Le tireur n’était pas le seul assassin, il y a des co-auteurs qui ont créé cette situation et ce sont les médias qui emplissent l’opinion publique de haine. Ensuite, un déséquilibré pense qu’en tuant un dirigeant de gauche, il crée une patrie. Revenir en arrière est compliqué. Un premier pas nécessaire est d’avoir des lois qui régulent les excès de la presse. Nous n’affrontons pas la droite mais ses médias qui ont perdu toute limite jusqu’à nous détruire. Il faut les contrôler avec des lois comme c’est le devoir d’une société parce que c’est un pouvoir sans contre-pouvoir. Nos démocraties ne sont pas populaires, elles sont médiatiques. Ceux qui gèrent, jugent, exécutent et légifèrent dans leurs titres, ce sont les médias, pas les pouvoirs correspondant de l’État. C’est cela qu’il faut changer.

source : Resumen Latinoamericano

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