Le maître et l’esclave

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Par Zirignon Grobli

Un esclave affranchi n’est pas encore un homme libre. Il n’est qu’un esclave affranchi par un maître généreux ou calculateur. Ce qui différencie l’affranchi de l’homme libre c’est que l’affranchi n’est pas convaincu de sa liberté qui est octroyée, et qu’il continue de se comporter comme un esclave. En effet, l’affranchi se trahit toujours par quelques signes. Il en est ainsi parce que, libéré des chaines de la servitude sociale, l’affranchi n’en demeure pas moins esclave par sa mentalité. On est asservi à la faveur d’un malheureux accident de l’Histoire et on devient «esclave» par la force du déterminisme psychologique.

Par quelles voies mystérieuses ?

Parce que le processus de réduction en esclavage ne s’accomplit que lorsque l’esclave a opéré l’intériorisation du maître. c’est en le laissant briser sa capacité de résister et de garder sa faculté d’assentiment que l’esclave laisse le maître pénétrer sa personnalité et prendre possession de son espace intérieur. L’esclave accompli perd le contrôle de sa vie intérieure au profit du maître. C’est ainsi que l’esclave devient la chose du maître invisible: le pantin qu’il continue à manipuler hors scène.

L’esclavage mène donc à l’aliénation c’est-à-dire au devenir-autre. Cela signifie que la fin de l’esclavage c’est de reproduire le maître ad vitam aeternam. C’est pourquoi l’esclavage bien mené aboutit à une sorte de libération de l’esclave de ses chaines devenues inutiles. Ainsi l’affranchissement signe-t-il la mort de la personnalité de l’esclave et l’apothéose du maître.

Tiron, l’esclave de Cicéron, offre l’exemple de l’esclave idéal. Gérant des biens de son maître et ami, rédacteur de ses œuvres, son mentor, en un mot, le nègre de Cicéron, Tiron présente le cas typique du personnage ambigu de l’esclave affranchi qui n’osera jamais rompre ses chaines imaginaires pour affirmer sa liberté en face d’un maître supposé qui se savait entièrement dépendant des qualités de son esclave supposé.

En effet, l’acte décisif de la libération effective de l’esclave, c’est la révolte. L’esclave qui aspire à la liberté effective ne saurait faire l’économie de la révolte, fût-il dans le cas de l’affranchi, sous la forme du mot « Non ». Le surgissement inattendu du mot « Non » de la bouche de l’affranchi aura pour effet cathartique de castrer définitivement le maître psychique et de lui faire perdre à jamais ses illusions de contrôle omnipotent sur celui qu’il avait fini de considérer comme sa propriété. Le Non proféré par l’affranchi est l’arme symbolique qui va le confirmer dans le sentiment désormais indéfectible de sa dignité et de sa liberté reconquises.

C’est cette « chiquenaude » dont parlait Karl Marx qui a fait défaut à l’affranchi Tiron ; si vermoulu que soit un pouvoir, pour tomber, il a besoin d’une chiquenaude.

Tiron est le type de l’esclave idéal qui s’est identifié de façon absolue à son maître. Il est plus exact de parler d’un Tiron-Cicéron. Toutes les créations de Cicéron, Tiron les a réalisées en se prenant pour Cicéron et celui-ci en a fait sa propriété en se prenant pour le créateur Tiron. Il s’est produit une fusion entre l’esclave et le maître qui a rendu impossible leur séparation à l’heure de l’affranchissement.

Si Tiron avait voulu prendre sa liberté, il est évident qu’il se serait retrouvé les mains nues, ses créations et titres de propriété étant au nom de Cicéron. Il n’aurait acquis que la liberté de mourir de faim dans la situation du « sans feu ni lieu ». Comme se sera plus tard le cas des Américains noirs, affranchis après la guerre de Sécession.

C’est certainement ce drame que l’intelligence de Tiron a voulu éviter : raison pour laquelle, affranchi, il n’a pas voulu se séparer de son maître pour jouir de l’effectivité de sa liberté. Il était la partie de lui-même socialement reconnue de lui-même. C’est donc l’angoisse d’aliénation qui a rivé l’esclave affranchi à son maître. Pour que Tiron fût réellement libéré, il eût fallu que Cicéron lui consentit une part des richesses produites.

La relation Cicéron-Tiron nous fait penser à la relation Europe-Afrique Noire. On peut considérer l’indépendance octroyée comme un affranchissement après une longue période de servitude. De Gaulle a « libéré » l’Afrique Noire parce qu’il savait qu’elle avait été suffisamment aliénée pour aspirer à la liberté authentique. C’était aussi une manière d’avorter ses velléités de révolte. les expériences du Vietnam et de l’Algérie avaient édifié la France. Il ne fallait pas qu’elles se répètent en Afrique noire. L’indépendance des territoires africains est donc le résultat d’un calcul politique savant. Son résultat a été non de libérer les négro-africains mais de resserrer autour de leur cou le nœud de la servitude.

Cette relation de coopération avec nos « états libres » est une mystification qui masque la contrainte maître-esclave. Tout comme la relation Cicéron-Tiron, la relation Europe-Afrique Noire a basculé dans l’aliénation. L’africain a fait de l’européen le support de son idéal et l’européen de l’africain sa chose.

Telle est la relation d’aliénation qui lie l’africain à l’européen: une relation spéculaire inversée. Depuis des siècles que les africains créent sous la pression du désir des européens et que l’Europe engrange et capitaliste, on se demande, si partage il devait y avoir, ce qui reviendrait à chaque partenaire. Il est évident que le juste partage est impossible comme ce fut possible entre Cicéron et Tiron. Car, nous le savons, depuis «Race et Histoire» de Claude Lévi-Strauss, la solution « comptable » est illusoire et expose au ridicule celui qui l’entreprend.

Et si l’Afrique et l’Europe s’entêtent à coopérer malgré les pulsions de haine-amour qui les déchirent c’est qu’une nécessité mal-comprise les y oblige. Nécessité à décrypter en termes de différence et complémentarité. « Les intérêts du maître et de l’esclave sont liés » a dit Jacques Lacan. Toutefois, l’intérêt de l’esclave n’est pas la portion congrue comme l’imagine le maître. En effet, selon Mandela : “Ce qui est bon pour les européens est aussi bon pour les africains”.

Les contingences de l’Histoire ont momentanément placé l’Occident en position de supériorité. L’Occident domine aujourd’hui mais n’a pas toujours dominé et peut-être que le futur sera-t-il placé sous le signe de l’égalité des nations.

L’exploitation du Négro-africain, en tant qu’objet de jouissance et instrument de production a duré des siècles. S’il connait quelque répit c’est parce que les inventions des sciences et techniques, que son exploitation a généré, des sont substituées à lui. Le perfectionnement des sciences et techniques a rendu le négro-africain inutile et encombrant pour le narcissisme triomphant de l’Occidental. Le négro-africain n’a pas sa place dans l’économie du monde, entendons nous dire souvent. Il peut disparaître sans que le cours du monde en soit affecté. Et pour se donner bonne conscience dans leur entreprise diabolique d’élimination de l’homme négro-africain, les racistes avancent que ce ne sera pas la première fois qu’un échantillon inadapté de l’humanité sera anéanti par le plus adapté.

Après donc les avoir « instrumentalisés », on peut abandonner à leur sort les Négro-africains réifiés en riant de leur sous-humanité. Mais, la meilleure attitude à adopter envers ces « sous-développés », c’est encore de jouer avec eux au jeu économique de la « loi de l’offre et de la demande » : on prêtera des sommes faramineuses à ces nations qui cherchent à se développer (dans l’espoir de reconquérir leur place dans l’humanité » et en même temps on mettre tout en œuvre pour que l’argent prêt é soit dilapidé par les « rois nègres » et leurs conseilleurs techniques expatriés.

Aucune richesse n’étant générée, les pays emprunteurs seront de plus en plus étranglés sous le poids de leurs dettes auprès des bailleurs de fonds. Ainsi, les pays au développement s’installent-ils dans la spirale infernale des prêts impossibles à rembourser. Jeu diabolique dont la finalité évidente est la réduction en esclavage des peuples supposés libérés des liens de la servitude. Le stratagème est connu. C’est le même qu’utilisaient les planteurs du Sud des Etats-Unis qui faisaient miroiter aux yeux de leurs esclaves l’espoir d’une liberté impossible parce que condition à son rachat monétaire. Nul n’ignore la pratique bien connue des maîtres de subtiliser les économies des esclaves et d’anéantir leur espoir de libération.

«Les intérêts du maître et de l’esclave sont liés» disait Jacques Lacan. A cela nous voulons ajouter : “par la Loi”. Ce qui signifie que le déni de la Loi dans les rapports maître-esclave n’est pas seulement préjudiciable à l’esclave, il l’est également au maître. Ainsi donc, l’intérêt bien compris de l’Occident et de l’Afrique Noire postule-t-il la médiation de la Loi intériorisée, en lieu et place de la toute-puissance du désir.

Nous voudrions proclamer haut et fort notre conviction, à savoir que, contrairement à la conception dominante qui assimile la politique à la «lutte pour la vie» du monde animal, (par les hommes non-accomplis, faute d’avoir intériorisé la Loi, fondement de l’humanité), nous pensons que la morale est coextensive à la politique, parce que la politique est l’affaire des hommes qui, par définition, sont structurés par des règles de vie en société.

Telle semble en effet, la voie indiquée pour sortir l’humanité des conflits destructeurs où elle se consume, conflits qui sont les conséquences de la «culpabilité paranoïde» (Mélanie Klein). Les conflits schizo-paranoïdes et le non-savoir qui en est la conséquence ont longtemps exposé les hommes à la culpabilité et à l’angoisse paranoïdes, cause des troubles des personnalités et des collectivités sociales.

Ce que le philosophe nazi (Heidegger) conceptualise en termes de «culpabilité fondamentale» ou culpabilité d’être au monde, n’est en vérité que le détournement métaphysique de l’angoisse paranoïde liée aux crimes nazis liée aux crimes nazis sous-tendus par le désir de toute-puissance.

Sur le versant français, la notion de «double frénésie», à laquelle Bergson fait appel pour expliquer les cycles tragiques de la guerre et de la paix en Europe, n’est qu’une tentative pour le penseur pour dédouaner l’Europe de la responsabilité des guerres fratricides conséquences de la non-maîtrise des pulsions de mort.

Le problème de la guerre est le problème crucial de l’humanité que nul n’a le doit d’escamoter. C’est pourquoi il faut dénoncer sans ambages l’attitude mystificatrice de l’Occident qui se targue d’avoir résolu ce problème chez lui, pour la seule raison qu’elle a la capacité de déplacer ses pulsions de mort sur les autres parties du monde.

A la faveur de la psychanalyse, nous avons aujourd’hui l’opportunité et les moyens psycho-intellectuels de cesser de ruser avec la Loi, comme nous faisons avec le gendarme). Car la connaissance que nous avons de l’inconscient nous enseigne que nous sommes comptables de nos actes et subissons les rigueurs de la Loi même si nous n’agissons pas dans la pleine conscience de notre responsabilité d’être humain. Après donc l’introduction de la psychanalyse il n’est plus permis à l’homme contemporain de se comporter comme l’homme primitif qui avait excuse du non-savoir. Toute transgression aujourd’hui relève du «délit d’initié».

Il est grand temps, en ce début du troisième millénaire, que les autorités dirigeantes du monde en finissent avec l’attitude d’ambivalence qu’ils entretiennent avec la Loi qui préside aussi bien aux relations individuelles que collectives. Qu’ils se convainquent enfin de son caractère absolu et qu’ils se disent que les conflits qui déchirent l’humanité et les cortèges de malheurs qui en résultent ne sont peut-être que les signes de castration en relation avec l’«oubli» de la Loi.

Ainsi, la folie qui frappe la communauté humaine s’explique-t-elle par le fait que sous l’apparence de la foi qu’elle affiche à travers la profusion des religions et des sectes, elle cache un vide ravageur et une angoisse de mort consécutifs à la négation du “Verbe créateur”.

GROBLI Zirignon, Psychanalyste, Peinte et Psychart-Thérapeute

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