LE NOUVELLISTE A OBTENU DE L’AMBASSADEUR CANADIEN À L’ONU, BOB RAE, DE PASSAGE EN HAÏTI À LA TÊTE D’UNE MISSION, UNE INTERVIEW EXCLUSIVE QUE NOUS PUBLIONS CI-APRÈS.

1,121

Publié le 2022-12-09 | lenouvelliste.com

Le Nouvelliste : Vous êtes au terme d’une mission en Haïti. Est ce qu’on peut faire un bilan de celle-ci ? Un bilan de la nouvelle mission de Bob Rae en Haïti ?

Bob Rae: Le premier ministre canadien Justin Trudeau m’a demandé de venir en Haïti au mois d’août et de voir la situation, de parler avec les gens. Cette nouvelle visite est une continuation de ce travail. Le gouvernement canadien, naturellement, est en train de regarder les options nécessaires, mais il y a déjà eu quelques décisions. Les sanctions que tout le monde a vu sont une décision prise au niveau du cabinet fédéral après la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU. Comme autres décisions, on peut noter une augmentation de l’aide humanitaire pour la nourriture, pour le choléra, pour la santé publique, etc.

Et maintenant, on a encore d’autres choses à faire. D’abord c’est la question du dialogue politique et la nécessité d’un autre point de vue. Et c’est ce dont j’ai parlé avec beaucoup de monde. Et je n’ai pas entendu une personne dire non qu’un accord politique n’est pas important. 

Naturellement, il y a des éléments différents que les gens veulent avoir dans le décor. Mais je crois que le dialogue doit continuer.

J’ai rencontré le Premier ministre Ariel Henry, les représentants de l’accord de Montana, des hommes d’affaires, j’ai parlé avec les leaders religieux, vendredi après-midi. Ç’est une discussion qui continue.

Pour moi, pour le Canada, avoir une discussion avec la société civile et avec les acteurs politiques, c’est nécessaire. C’est ce que fait mon guide Sébastien Carrière, notre ambassadeur à Port-au-Prince. Il fait la même chose. Moi j’ai l’opportunité de retourner rapidement à New York et il y aura des réunions, il y aura des opportunités de parler directement avec l’équipe politique à Ottawa. 

L.N. : Vu d’Haïti, on a l’impression que vous continuez ce que M. Nichols, le sous-secrétaire d’Etat américain, avait commencé. C’est la diplomatie de la navette consistant à venir, à rencontrer du monde, à repartir et revenir ?

BR: Je ne sais pas s’il (Nichols) me suit ou si moi je le suis. Je ne sais pas. Ce n’est pas important. Oui, je crois qu’il y a beaucoup de personnes qui essayent de travailler et de travailler ensemble. Ils essaient de pousser un peu, de créer le momentum, et c’est peut être le meilleur mot. Et de laisser savoir à tous les éléments de la politique haïtienne qu’ils sont des observateurs. Mais pas un observateur neutre ou sans engagement. On ne peut pas traiter la situation haïtienne comme étant une situation normale. On ne peut pas dire que c’est business as usual, ce n’est pas le cas. C’est une crise qui a plusieurs dimensions et qui va à mon avis devenir de plus en plus difficile.

Il est temps que les gens commencent à voir l’urgence de la situation et, peut être, commencent à laisser tomber quelques positions fixes qu’ils avaient. Ce n’est pas le moment pour la partisanerie. On parle d’une approche consistant à identifier quels sont les intérêts communs d’Haïti, et c’est ça qui est important.

Et la deuxième chose, c’est la sécurité. On continue la discussion avec la PNH, avec le gouvernement, avec les autres, pour voir ce qu’on peut faire effectivement. On parle à tout le monde sans donner l’impression que nous voulons intervenir dans une situation où nous agissons seulement pour nous-mêmes.

Tous nos efforts, les trois que j’ai mentionnés et le quatrième sur les questions de sécurité, c’est une continuation du travail que nous avons fait. On est très engagés dans la formation professionnelle de la police. On va continuer, on va augmenter cet engagement. On a travaillé dans le domaine de l’équipement pour la police, on va continuer. Et puis nous avons un dialogue avec la police pour voir ce qu’on peut faire d’autres.

Franchement, la crise de sécurité concerne tout le monde. Tous ceux que nous avons rencontrés s’accordent pour dire que la sécurité est la priorité numéro 1. Et je crois que c’est important de savoir que j’ai entendu le message. Mais aussi j’ai insisté sur un point en réponse. C’est-à-dire que ces deux derniers points, la question du dialogue politique et la question de la sécurité et de la réponse de la communauté internationale sont interdépendants. On va essayer de ne pas répéter les erreurs du passé. On va essayer de prendre des leçons importantes et j’ai posé des questions en ce sens. Qu’est ce qu’on a fait avant qui n’a pas marché? Qu’est ce qu’on peut faire différemment. Et comment est ce qu’on va le faire dans un processus multilatéral et international ? Et ce sont des discussions qui vont continuer. C’est tout ce qu’on peut dire.

L.N. : Vous rencontrez les acteurs de la crise, cela fait longtemps qu’on rencontre les acteurs haïtiens. Est ce que vous avez l’impression que quelque chose avance, qu’on est plus proche d’un consensus? Vous repartez avec quel sentiment.

BR: Ecoutez, c’est tout ce que je peux dire. J’ai fait un vrai effort pour montrer la bonne volonté de l’ONU, des forces de l’extérieur, des pays voisins dans les Caraïbes, des États-Unis, du Canada. J’ai fait un effort pour dire qu’on est là. Mais vous devez reconnaître un fait. Ce ne sont pas les forces de l’extérieur qui vont résoudre le problème.

Nous allons appuyer une résolution du problème, mais on ne va pas imposer une solution. Alors, le désir d’un compromis doit venir de l’intérieur, des organes politiques haïtiens et c’est tout.

L.N. : Ça fait longtemps qu’on le dit. Vous pensez qu’on s’en rapproche du compromis, du consensus?

BR: Je ne fais jamais de prédictions. Tout ce que je peux dire, c’est que, à mon avis, c’est le bon boulot à continuer à faire. J’ai le sentiment que le progrès est possible. Mais c’est important de savoir qu’il n’y aura jamais la perfection. Il y aura toujours quelques uns qui vont dire qu’ils ne sont pas d’accord. Et ça, je l’accepte. Un consensus absolu n’est jamais possible. Par contre, on peut faire des compromis. Ça peut se faire. Je pense que c’est possible et c’est une possible initiative. C’est une option qui est là et c’est le moment de le saisir. Et j’espère que les gens vont le saisir. Ce n’ est pas à moi de dire est ce qu’ils vont le faire ? Ça, c’est leur décision. Pour moi qui regarde la situation de l’extérieur du pays, je pense que c’est le moment. On ne peut pas perdre de temps.

L.N. : Avec les sanctions, entre autres, décidées par le Canada, il y a des membres de la classe politique qui sont frappés. Vous avez été questionnés par ceux qui restent au sujet des sanctions? Sont-ils inquiets d’être sanctionnés eux-mêmes?

BR: Non, pas du tout. Absolument pas. Aucune fois. Tout ce que j’ai vu, franchement, c’était encore une fois, une grande acceptation des sanctions. Surtout au niveau de la société civile. Les gens disent que maintenant on est en train de prendre au sérieux la question de l’impunité. Et je crois que c’est important parce qu’aujourd’hui, nous parlons de la Journée internationale de la corruption.

Et la corruption est une maladie très profonde. Et la transparence, c’est la meilleure façon d’agir. C’est important pour les institutions internationales, qu’elles soient financières, capitalistes, etc. Cela n’a rien à voir avec des tendances politiques. La transparence est généralement acceptée comme la façon dans laquelle on fait du business. C’est comme ça qu’on agit et il faut changer notre culture. Il faut changer la pensée des gens qui estiment qu’ils peuvent agir comme ils l’entendent. Ce n’est pas acceptable. Et c’est une autre façon de dire aux gens qu’ils doivent faire des efforts ici pour créer une économie qui est transparente. Parce que la corruption crée des divisions économiques et crée des gros problèmes pour les investisseurs étrangers, même locaux.

Et on ne peut rien faire s’il y a de la corruption partout. Alors c’est pourquoi on a décidé d’adopter ces sanctions.

L.N. : Le Canada a fermé les yeux pendant longtemps sur les Haïtiens corrompus. C’est fini?

BR: Oui. Je ne sais pas si j’accepte la formulation au début de la question. Mais je dis que je pense qu’avec ce qui se passe en Russie, ce qui se passe avec les sanctions, je crois que c’est maintenant beaucoup mieux accepté par tout le monde. On va insister sur des niveaux d’honnêteté et de transparence qui sont clairs. Pour moi, la question n’est pas un aspect de l’honnêteté personnelle. Mais l’honnêteté dans les affaires commerciales, c’est essentiel. C’est essentiel pour une société d’avoir la confiance. Et on voit un manque de confiance dans le monde. On voit un manque de confiance entre les groupes sociaux. On voit un manque de confiance dans la politique. Et c’est pourquoi je pense que c’est important d’insister là-dessus.

L.N. : Alors pour la sécurité, le Canada supporte, finance, forme la PNH depuis son existence. Mais depuis des années elle n’arrive pas à donner de résultats. Le Canada a mené des missions d’évaluation de la PNH. Qu’est ce qui manque ? Pourquoi la PNH ne peut pas avoir un vrai support, de vrais équipements, de vrais entraînements pour pouvoir se colleter aux problèmes?

BR: Il s’agit de la Police nationale d’Haïti. Nous allons continuer de l’appuyer. Nous allons continuer de le supporter. Mais on doit donner un certain degré de responsabilité à ceux qui étaient au pouvoir depuis assez longtemps. Ils ont eu la chance de voir le problème. Mais tout le renouveau ne viendra pas du Canada ou des États-Unis, ou de quelque part ailleurs. Mais nous sommes maintenant dans une situation où, franchement, nous voyons l’impact des gangsters, l’impact de la criminalité, l’impact des armes etc. Et c’est pourquoi nous avons décidé de continuer et d’accélérer, si vous voulez la livraison des camions (blindés). Il y a beaucoup d’efforts que nous avons fait et nous allons continuer de voir exactement quelles sont les choses qu’on a besoin et comment est ce qu’on va réaliser les opportunités. Et c’est de cela qu’on discute.

L.N. : Il y aura une prochaine livraison? On va continuer avec la livraison des équipements achetés par Haïti.

BR: Oui. Absolument.

L.N. : Oui, mais pas de délai précis ?

BR: Non pas plus de précision sur le délai. Nous attendons les annonces. Nous n’allons pas dire exactement les dates parce qu’on ne va pas créer des problèmes. Mais on continue l’effort. Il faut que la société haïtienne dans son ensemble, les gens de Montana, ceux qui appuient le Premier ministre Henry, et tous les autres groupes politiques, s’accorde sur l’importance de la sécurité. Parce que l’ insécurité est une maladie qui affecte l’économie, la prospérité, etc. 

Les gens ont peur, les femmes, les enfants, ils ont tous peur. La violence sexuelle devient un grand problème. Il n’y a pas d’excuses pour ça. Alors il faut s’assurer que la police, l’Etat, ils ont tous la possibilité de répondre effectivement à ces problèmes. Et on doit insister pour que le leadership politique du pays rejette complètement l’utilisation de ces bandits pour créer une politique complètement inacceptable et dangereuse.

Et c’est pourquoi nous insistons sur l’importance de restaurer la paix sociale et la paix civique. Ce n’est pas seulement la police qui peut le faire. Il y a d’autres secteurs, notamment les partis politiques, les organes religieux, tous ceux qui peuvent contribuer au dialogue. Mais il faut avancer les choses. On ne peut pas perdre du temps là dessus.

L.N. : Pendant votre présence en Haïti un groupe d’hommes d’affaires a sorti une note dans laquelle ils demandent un appui pour la PNH. Alors ici, il y a plusieurs façons de dire ça. Il y en a qui disent force spécialisée armée. Il y en a qui disent appui à la PNH. Il y en a qui disent intervention, occupation. Durant vos conversations avec la société civile et les partis politiques, ils se sont montrés d’accord avec cet appui pour la PNH?

BR: J’ai entendu plusieurs points de vue. Mais je crois que l’essentiel c’est que tout le monde est d’accord que la sécurité est la première priorité. Et il n’y a pas de moyens de faire face à ce problème sans donner un appui additionnel à la PNH. Plus que ça, on peut dire que le dialogue avec le PNH et avec tous les groupes continue. Vous avez mentionné occupation. Je peux vous assurer que jamais il y aura une occupation à mon avis de l’extérieur du pays en Haïti. Ce ne sera pas acceptable. Ce n’est pas tolérable. 

L.N. : Je disais que chacun donnait à la chose une appellation.

BR: Mais les noms sont importants. Ce que nous voulons voir, tout ce que nous faisons, c’est d’appuyer les forces haïtiennes, appuyer l’État haïtien, appuyer la paix sociale haïtienne. Ce n’est pas quelque chose qui est imposé par le Canada ou par les États-Unis ou n’importe qui. On appui des institutions haïtiennes.

Et si les institutions nous disent qu’elles ont besoin de notre appui, on ne va pas leur tourner le dos. 

Nous allons les aider. Mais on va le faire en évaluant étape par étape les progrès tout en continuant à insister sur le dialogue politique. Parce qu’on ne peut pas continuer avec une division fondamentale sur la question de l’État lui-même.

L.N. : Vous êtes l’ambassadeur du Canada aux Nations Unies. Il était question d’une résolution pour appuyer la demande du PM Ariel Henry d’une force spéciale armée. Cette résolution est-elle toujours dans les couloirs ? On en discute encore ?

BR: C’est dans les couloirs. Ce n’est pas encore présenté formellement au Conseil de sécurité. Je ne sais pas si ça va se faire rapidement ou non. Mais pour le Canada, l’essentiel c’est que les gens doivent savoir jusqu’à quel point nous sommes impliqués dans l’effort pour trouver une solution. Et quand je dis une solution, je ne dis pas quelque chose qui est imposé. Pas du tout. On parle de quelque chose qui est discuté, qui est résolu avec l’appui de la majorité de la population haïtienne. Et ce n’est pas toujours facile à calculer, mais on doit faire l’effort pour voir est ce que c’est acceptable. Moi je dis toujours à mon chef qu’il faut aller avec beaucoup de prudence parce qu’ on doit faire des progrès importants. On l’a déjà fait. On a débloqué et on a livré des choses, on a augmenté, on a fait l’assistance sociale, etc. On va continuer sur cette voie. Mais il n’y aura pas de décision qui va causer beaucoup de troubles.

Ce sont des décisions qui vont, je pense, continuer d’améliorer les choses, un peu.

L.N. : Dans le communiqué qui a annoncé votre arrivée en Haïti, il était question des prochaines élections. Avez-vous eu des discussions à ce sujet aussi?

BR: En général, on a discuté de la nécessité de trouver une voie vers les élections. Parce que, dans le monde d’aujourd’hui, c’est une élection qui donne la légitimité à un gouvernement. Le problème de la légitimité ne sera pas complètement résolu sans l’appui total d’une majorité de la population.

Et une élection ça exige beaucoup. Cela prend du temps pour l’organiser. On continue de discuter comment ça va se faire. Mais nous appuyons le principe qu’un État démocratique, c’est un État qui a des élections, mais qui a aussi des institutions qui fonctionnent. Des instances qui sont nécessaires pour l’avenir du pays.

L.N. : La dernière fois que le Canada a été très impliqué dans les élections haïtiennes, c’était en 2010-2011. Le Canada avait le contrôle, le fonctionnement, et supportait ce qu’on appelle ici le centre de tabulation. Et le centre de tabulation, avec la communauté internationale, avait modifié les résultats des élections. Cela nous a donné Monsieur Martelly et tout ce qui s’ensuit. Certains mettent le début de la crise haïtienne à partir de ce moment là où les élections de 2010 2011 ont été corrigées. Est ce que vous avez tiré le bilan de cet apport du Canada aux élections en Haïti ?

BR: Franchement, ça fait longtemps que cette idée est arrivée là dans votre tête? Je ne peux pas faire de commentaire sur des élections du passé. Tout ce que je peux dire, c’est qu’on a jamais fait une intervention de la part de n’importe quel clan, n’importe quel parti politique ou candidat spécifique. Ce n’est pas comme ça que le Canada pratique la démocratie. C’est aux Haïtiens de prendre une décision. Et cela va continuer d’être le cas. Nous n’avons pas un candidat favori ou un candidat potentiel favori. C’est une décision de la population haïtienne. Je pense que c’est le moment pour les Haïtiens de se rendre compte qu’il y a peut être d’autres façons d’expliquer comment les choses sont arrivées lors des dernières élections. Moi j’ai gagné quelques élections et j’en ai perdu. C’est difficile de voir pourquoi c’est arrivé. Il faut qu’on prenne des responsabilités pour les résultats.

L.N. : Ici, le Canada est réputé avoir appuyé Monsieur Martelly, appuyé Monsieur Moïse et aujourd’hui il appuie Monsieur Henry. Vous êtes conscients de cette image que le Canada projette?

BR: Je ne dirais pas que c’est une image. Je dirais que c’est une théorie. Parce qu’on n’est pas là pour appuyer certains candidats ou certains présidents. Est ce que nous appuyions le président Trump quand il était le président des États-Unis? Est ce qu’on a appuyé le président Biden? Comme je l’ai dit avant, je vais le dire encore une fois, le Canada ne se met pas au milieu des batailles intérieures de la politique haïtienne. Ce n’est pas à nous de le faire et on ne le fait pas.

On n’appui pas cette notion. Et je n’accepte pas que ces théories ont une existence dans la réalité.

L.N. : Vous êtes ambassadeur du Canada aux Nations Unies, hier il a été dit que le Comité des sanctions des Nations Unies va se mettre au travail et adoptera des sanctions d’ici le mois de janvier. Vous avez quelque chose à dire à ce sujet ?

BR: Oui, c’est possible. Il y aura encore une discussion au Conseil de sécurité dans quelques quelque jours autour de Noël. Quelques fois, le calendrier autour de Noël est un peu compliqué. Mais je crois que c’est sur quoi qu’on va discuter dans les semaines à venir. Certainement.

L.N. : On va vous revoir bientôt en Haïti?

BR: Oui je vais revenir. 

Légendes

L.N. ; Le Nouvelliste 

BR: Bob Rae 

Propos recueillis par Frantz Duval Retranscription: Jean Daniel Sénat

Comments are closed.