Une lettre de Walsonn Sanon à la nation haitienne

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Samedi 31 Octobre 2020

Lettre à la nation

Je suis consterné par l’avalanche des réactions qui ont plu dans la presse parlée, écrite, télévisée et les médias en ligne ainsi que chez les hommes et les femmes politiques à la suite de mes récentes interventions. Je ne comprends pas pourquoi on décide d’abattre à coups de diatribes et d’injures mal placées un citoyen haïtien parce que celui-ci serait animé de velléité d’engager un dialogue avec le président de la République, Jovenel Moïse. C’est, semble-t-il, un crime de lèse-patrie de s’asseoir avec le chef de l’État pour trouver une solution à cette gangrène qui nous détruit tous chaque jour par-delà nos différences et nos différends.

Nous sommes tous haïtiens, reconnaissons-le. La crise qui paralyse actuellement notre économie, qui dévore nos familles et qui fragilise nos structures politiques, nous appelle à l’engagement face au chaos ou au dialogue. Pour ma part, la seconde option reste la meilleure puisque le spectre qui se dessine devant nous n’annonce rien de réjouissant. Ni pour les uns ni pour les autres.

Durant toute cette crise, c’est-à-dire avant, pendant et après les épisodes de « peyi lòk », je me suis engagé corps et âme à assumer et supporter l’opposition politique, parallèlement, à les encourager à s’assoir ensemble en vue de favoriser un climat de dialogue qui pourrait aboutir à un accord politique entre les différents secteurs et le pouvoir central dont les lignes de fracture ont toujours été étanches.

Par accord politique, j’entends, un cadre normatif, consensuel, responsable, issu des divers secteurs de la société qui définira les modalités du départ du président de la République et qui pourrait assurer le maintien de l’autorité de l’Etat et éviter au pays de sombrer dans l’anarchie. Cela a toujours été ma position dès le début des mouvements de protestation, position exprimée d’ailleurs à travers les 3 textes que j’ai adressés, d’abord au Président de la République, Réf. (Le Nouvelliste 21˗05˗2019, Lettre ouverte à Jovenel Moïse, Président de la République), ensuite à mes camarades du Secteur Démocratique Réf. (Le National 22˗05˗2019, Lettre Ouverte au secteur démocratique), à la Communauté Internationale Réf. (Le National, 02˗10˗2019, Lettre Ouverte au Core Group). Cet accord, ai-je dit à mes camarades de lutte, n’implique pas nécessairement le partage du gâteau comme cela a toujours prévalu à la fin de chaque crise politique en Haïti. Nous pouvons et nous devons préparer un départ ordonné du chef de l’État, quelque soit l’échéance adoptée consensuellement. Un accord politique qui n’implique pas nécessairement la cohabitation entre le pouvoir en place et l’opposition, contrairement à ce que prétexte généralement les opposants, et qui n’a qu’une vertu : celle d’éviter au pays le chaos aux dégâts irréparables et irréversibles. Comment alors trouver cet accord ?

À mon avis, une solution négociée de la crise demeure la seule issue à cette conjoncture marquée par des déchirements et des clivages quasiment insolubles. Elle doit exclure toute instrumentalisation des masses à travers des manifestations de rue caractérisées souvent par des casses, de la violence des groupes armés dans les quartiers populaires. Il nous faut une option qui rejoint les aspirations des masses, qui empêche leur diabolisation et leur victimisation, qui renforce leur participation sur la scène politique. Nous ne pouvons constamment mobiliser les citoyens dans les rues, les exposer à l’agressivité des forces de l’ordre, les livrer comme du bétail aux gangs et espérer par-là une tabula rasa qui surgira je-ne-sais d’où.

Et après ? Si, après le départ ou le renversement du président de la République, le grand soir tant recherché survient, qu’adviendra-t-il alors de l’organisation du pays ? Que ferons-nous des gangs armés qui vantent leur terreur aux yeux des paisibles citoyens qui peinent à joindre chaque jour les deux bouts ? Comment éviter la chasse aux entreprises et aux entrepreneurs qui décident en dépit de toutes les formes de découragement ? Comment allons-nous organiser les élections et suivant quelle(s) modalité(s) ? À partir de quels dispositifs légaux allons-nous initier et préserver nos relations diplomatiques avec les autres États et gouvernements ? Qu’en sera-t-il des accords que nous avons déjà signés ?

Parce que je suis né d’une mère de condition modeste et que j’ai grandi dans les bas-fonds de la capitale, j’éprouve dans ma propre chair les douleurs des âmes esseulées, asséchées, étouffées de Bel-Air, de Martissant, de Grand-Ravine, de La Saline, de Cité Soleil, de Ti Bwa… C’est à elles et à eux que je pense quand j’apprends à la radio l’exode massif mais forcé des familles qui sont incapables de se payer un logis ; quand j’écoute dans des reportages les témoignages des filles et des femmes violées constamment par des individus qui jouissent de la complaisance des autorités et du silence des secteurs de la société civile ; quand je vois que le marché de Croix-des-Bossales, le véritable grenier d’Haïti, fermé par des seigneurs de guerre qui crient dans des émissions de radio et sur les réseaux sociaux leur complicité avec les hommes politiques ; il est temps de nous surpasser, d’aller vers ces invisibles, de les saisir à bras-le-corps et reconstituer ensemble notre démantèlement pour sortir de ce bourbier.

Parce que toutes les institutions du pays ont tiré leur révérence, parce que les secteurs de la société civile ont emprunté la voie de l’abdication ; parce que le peuple ne sait aujourd’hui à quel saint se vouer ; parce que l’université haïtienne est incapable de se forger une expression réflexive réelle susceptible de proposer du sens aux citoyens ; parce que la communauté internationale est prise entre l’enclume de la confusion et le marteau de la déraison, je crois qu’il revient aux citoyens de prendre en main leur destin des horizons des uns et des autres. Chacun est sommé de mobiliser l’arme de la dialectique, dans une perspective collective, pour sauver ce qui peut l’être de notre pays meurtri.

Je fais peu de cas des récentes déceptions dont j’ai été à la fois témoin et victime dans ma famille politique. La tentation de considérer les frasques et l’infantilisme de certains comme des actes d’apatridie et d’antipatriotisme me hante douloureusement. Comme je me l’impose dans toutes mes actions, je décide de voler plus haut que les bassesses stériles des artisans de notre malheur.  

Le président Jovenel Moïse est dans la donne, que nous le voulions ou non. Si son accession au pouvoir a été l’expression de l’égocentrisme et de l’avarice de certains, son départ ne doit pas être l’occasion pour nous enfoncer davantage dans les ornières de la déchéance qui mettra sans doute fin à notre société.

Ayiti est à tous les Haïtiens et à toutes les Haïtiennes sans exclusion, non à ceux et à celles qui excluent.

L’union fait la force !

Walsonn Sanon

Citoyen haïtien engagé

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