Trump, Nétanyahu : le mensonge déconcertant

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La lettre politique de Laurent Joffrin

Ante Ciliga était un des fondateurs du Parti communiste yougoslave emprisonné une dizaine d’années avant la guerre par le régime stalinien et passé peu à peu à la dissidence. Il a relaté son expérience dans un livre dont le titre est devenu une expression courante, qui a ensuite fait florès : «Dix ans au pays du mensonge déconcertant.»

Le mensonge en question, c’est celui qui est asséné de manière tellement péremptoire – et fallacieuse – qu’il en vient à déconcerter celui qui l’entend. L’auditeur, en effet, a du mal à concevoir comment on peut proférer des faussetés aussi évidentes et massives en piétinant les règles élémentaires de la logique et du respect des faits – sans lesquelles il n’y a plus de discussion possible – en comptant sur la crédulité du public non-informé. Dix ans avant Orwell, Ciliga soulignait ainsi l’une des caractéristiques essentielles des régimes totalitaires : le mensonge grossier, tellement énorme qu’il en vient à décourager la réfutation en s’imposant comme force brute, imperméable à toute raison.

Par un étrange détour, le «mensonge déconcertant» est devenu une composante de la vie des démocraties contemporaines. Benyamin Nétanyahou vient d’être mis en examen dans plusieurs affaires de trafic d’influence et de corruption. Au lieu de démissionner, comme on le fait en Europe en pareil cas, ou de se défendre pied à pied en réfutant autant que possible les accusations portées contre lui, il a décidé de retourner l’accusation en mettant en cause, non le contenu de l’enquête qui tend à l’incriminer, mais la validité de la procédure qui le vise en criant au «coup d’Etat».

Or il n’y a pas plus de «coup d’Etat» en l’espèce que d’eau douce dans la mer Morte. Les investigations ont été menées par un haut policier, ancien du Shin Bet – pas précisément un anarchiste antisystème – et par un procureur de droite, très religieux, qui se trouve être un de ses anciens collaborateurs – certainement pas un ennemi politique ou personnel. Peu importe : sa thèse déconcerte par son énormité. Le Premier ministre se maintient contre preuves et indices, déclenchant une des plus graves crises internes qu’ait connues la démocratie israélienne.

Même chose aux Etats-Unis où les auditions organisées par la Chambre des représentants accumulent les témoignages montrant que Donald Trump a bien tenté d’échanger avec le régime ukrainien une aide militaire et des crédits contre des éléments qui lui permettraient de mettre en difficulté l’un de ses éventuels adversaires à la présidentielle. Trump tempête tous les jours sur Twitter, nie l’évidence et dénonce contre toute raison un «complot» de ses anciens collaborateurs (républicains en général), liés on ne sait comment avec le Parti démocrate et soutenus par la presse «corrompue» (il s’agit entre autres du New York Times…). Mensonge déconcertant qui autorise un président bientôt convaincu de forfaiture à se cramponner au pouvoir en pariant sur le défaut d’information ou la crasse mauvaise foi de ses partisans.

Dans les deux cas, nous ne sommes pas en régime stalinien et les procédures suivent leur cours sous l’œil du public, qui finira peut-être par se rendre à l’évidence. Pour comprendre cette tactique, on se reportera à l’excellent documentaire Get Me Roger Stone, où un gourou cynique et peroxydé, un temps conseiller de Trump, théorise en toute franchise cette pratique à l’aide de deux maximes : nier quoi qu’il arrive ; contre-attaquer aussitôt en dénigrant l’adversaire de manière à détourner l’attention du public. Deux leçons parfaitement assimilées par Trump et Nétanyahou.

Auteur: LAURENT JOFFRIN

Publié 22 Novembre 2019

Source: Libération

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