Une traversée en pleine tempête

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Homme trouvé mort près du chemin Roxham

Sans le sou, sans travail et embourbé dans la paperasse, Fritznel Richard n’en pouvait plus. Le 23 décembre dernier, en pleine tempête, l’homme d’origine haïtienne a tenté de traverser les quelques kilomètres de forêt à la frontière canado-américaine, non loin du chemin Roxham, pour rejoindre sa femme restée au sud : une décision qui lui a été fatale. Son corps gelé a été retrouvé deux semaines plus tard, mercredi dernier.

Par VINCENT LARIN, LA PRESSE

Jeudi, la Sûreté du Québec a confirmé qu’il s’agissait bel et bien de l’homme porté disparu dans le secteur de la montée Glass le 27 décembre dernier.

La Presse a réussi à joindre sa veuve, en Floride, un entretien rendu possible grâce à la traduction simultanée, par un cousin, du créole au français.

PHOTO TIRÉE DE FACEBOOK
Fritznel Richard

Guenda Filius a confirmé que son mari, Fritznel Richard, 44 ans, avait tenté de franchir la frontière en direction des États-Unis, le 23 décembre dernier. La Montérégie, comme le reste du Québec, était alors frappée par une tempête hivernale d’une rare ampleur. « S’il passait par la forêt, c’était pour ne pas attirer l’attention de la police », a-t-elle affirmé.

Vers 19 h 45, alors qu’elle demandait à son mari perdu dans les bois d’appeler la police, elle a perdu la ligne. C’est la dernière fois qu’elle a entendu sa voix. Sans nouvelles après plusieurs jours, elle a finalement contacté la Sûreté du Québec, qui a déclenché une opération de recherche, en vain.

Mercredi, un hélicoptère américain qui patrouillait non loin de la frontière a repéré le corps de Friztnel Richard qui a ensuite été récupéré par la SQ.

Le corps policier a précisé que le cadavre ne portait pas de marques de violence apparentes et que l’hypothermie semblait la cause probable du décès. « Une enquête du coroner devrait être effectuée afin de trouver la ou les causes précises ainsi que les circonstances du décès », ajoute-t-on.

Une situation financière intenable

C’est de cette manière dramatique que s’est conclu le court passage de Fritznel Richard au Québec.

Entré par le chemin Roxham au pays en décembre 2021 avec sa femme, il attendait depuis maintenant plus d’un an les documents qui lui auraient permis de travailler. Après un certain temps, Guenda Filius aurait finalement décidé de retourner aux États-Unis en passant elle aussi par des voies irrégulières.

Depuis, Fritznel Richard vivait seul dans un appartement non loin de la station de métro Côte-Vertu, dans l’arrondissement de Saint-Laurent, dans une situation financièrement intenable, selon sa femme. Guenda Filius se dit inquiète pour l’avenir, elle qui devra élever seule les deux enfants du couple, un garçon de 11 ans resté en Haïti et un bébé de 19 mois à ses côtés en Floride.

Dans les faits, l’homme touchait probablement une aide de dernier recours. Celle-ci est toutefois insuffisante dans le contexte de pénurie de logements à Montréal, explique le porte-parole et coordonnateur du Comité d’action des personnes sans statut (CAPSS), Frantz André.

Des barrières

Depuis la réouverture du chemin Roxham, fermé en raison de la pandémie, en novembre 2021, des dizaines de milliers de personnes se retrouvent dans la même position, explique l’intervenant qui aide les personnes sans statut dans leurs démarches.

Il y a tellement de gens qui entrent, on leur donne des dates d’audition aléatoires allant de 2023 à 2024, avec des documents à remplir. Mais la grande majorité n’ont même pas les capacités de remplir des documents ni en français ni en anglais”.

Frantz André, porte-parole et coordonnateur du Comité d’action des personnes sans statut

Qui plus est, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, qui gère les demandes d’asile comme celle que souhaitait présenter Fritznel Richard, exige le dépôt de certains documents par voie numérique, une autre barrière pour de nombreux migrants irréguliers dépourvus de moyens, estime Frantz André.

« À cause des délais pour obtenir leur permis de travail, il y en a qui tentent de retourner aux États-Unis, où ils ont parfois de la famille pour les aider. Aussi, travailler au noir est plus facile aux États-Unis qu’au Canada », souligne-t-il en insistant sur le fait que « de plus en plus » de personnes tentent de faire le chemin inverse.

Or, en vertu de l’Entente des tiers pays sûrs, les personnes qui ont déjà déposé une demande d’asile au Canada, ce qui est automatiquement fait au moment de traverser par le chemin Roxham, ne peuvent plus le faire aux États-Unis. C’est pourquoi lorsqu’ils tentent de retourner chez l’oncle Sam, ils le font par une voie irrégulière, en traversant les bois, par exemple, explique Frantz André.

Réaction d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada

Tout en assurant que « nos pensées vont à la famille » de Fritznel Richard, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a réagi vendredi en affirmant qu’ils ne pouvaient commenter de cas spécifique. « Aussi, nous ne pouvons pas spéculer sur les raisons pour lesquelles les gens décident de traverser la frontière entre les points d’entrée », a indiqué un porte-parole du Ministère, Jeffrey MacDonald.

Ce dernier rappelle également qu’IRCC a récemment adopté une nouvelle approche pour accélérer le traitement des permis de travail accordés aux demandeurs d’asile.

« En vertu de cette politique, les demandeurs peuvent recevoir un permis de travail dans un délai d’un à trois mois, en fonction du délai dans lequel ils soumettent les renseignements pour leur demande d’asile, subissent un examen médical et reçoivent une décision de recevabilité pour leur demande », explique Jeffrey MacDonald.

Précisons également que tout demandeur ne verra pas nécessairement sa demande acceptée, notamment s’il possède des antécédents criminels.

Des traversées dangereuses

De telles traversées par une voie irrégulière ne sont pas sans risques, comme l’ont démontré des cas récemment documentés par les autorités américaines non loin du secteur de Saint-Bernard-de-Lacolle.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE
Policiers menant jeudi leur enquête dans les bois près du chemin Roxham

Dans un communiqué daté du 9 décembre, la U.S. Border Patrol, l’agence de surveillance frontalière américaine, rapporte deux situations où des migrants tentant de traverser la frontière en direction des États-Unis ont failli mourir.

D’abord, le 2 décembre, une famille de cinq personnes d’origine mexicaine a été repérée dans une zone boisée non loin de Churubusco, dans l’État de New York, à quelques kilomètres de la frontière avec le Canada. Certains d’entre eux avaient perdu leurs chaussures et marchaient donc pieds nus à des températures proches du point de congélation.

Puis, le lendemain, des agents de la U.S. Border Patrol ont secouru un homme d’origine haïtienne, cette fois à North Troy, dans le Vermont, alors qu’il était inconscient et en état d’hypothermie. Dans les deux cas, note l’agence, les individus étaient désorientés en raison de traumatismes liés à la température au moment de traverser de manière irrégulière la frontière vers les États-Unis.

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