JE REDIS NON!

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Par Henri Piquion

12 octobre 2022

Parler d’Haïti aujourd’hui, c’est parler d’un pays occupé par de nombreux  gangs armés qui empêchent à ses habitants, surtout à ceux de Port-au-Prince, de sortir pour aller chercher de la santé, de l’instruction, de l’eau potable, de la nourriture et du travail, bref pour aller chercher la vie. Cela ne peut pas continuer! C’est peut-être ce que Ariel Henry et ses ministres vont répondre à ceux qui leur demanderont pourquoi ils ont demandé que le pays soit occupé. Ils ajouteront certainement qu’ils ont choisi de prendre la décision de le faire le 6 octobre, jour anniversaire de la naissance du Roi Henri Christophe et d’envoyer la lettre de demande qui complète leur forfaiture le 8 octobre jour anniversaire du suicide du Roi en prétextant qu’il fallait se souvenir de lui.  Nous n’aurons pas la naïveté de croire que le bien-être de la population est une de leurs préoccupations, ni être traître à notre tour en associant cet acte de haute trahison au souvenir de notre Roi dont le souci premier a été la défense du territoire national pour la préservation de notre souveraineté. Le choix de ces deux dates ajoute au mépris des contemporains une gifle publique à tous ceux qui sont morts pour qu’Haïti advienne et demeure.  À cette demande d’occupation je ne peux que dire NON.

Certains pensent qu’il ne faut pas parler d’occupation, mais d’assistance technique à la PNH, de fourniture d’équipements perfectionnés à la PNH, d’encadrement professionnel de la PNH. Cette même PNH qui est la créature de la “communauté internationale”. Cette même PNH dont les premiers membres étaient des chimères et des kakarats à qui on avait donné un uniforme. Ils n’ont pas encore intériorisé la culture que la police est au service de la loi et non à celui d’individus qui se sont révélés être des délinquants de toutes sortes et des apatrides. Pourquoi ne pas penser que la professionnalisation de la PNH dont on entend de plus en plus dire qu’elle est en sous nombre ne se fera pas comme hier par l’intégration des gangs à qui on donnera un uniforme. Ces gens, que je crois être d’honnêtes patriotes, sont tellement aveuglés par l’horreur du présent et par le besoin légitime de se débarrasser (ou d’être débarrassés) des gangs et par leur rêve que je partage de voir notre pays devenir un état de droit, qu’ils en ont oublié qu’il n’y a pas longtemps une mission militaire commandée par le colonel Robert Heinl, venue des États-Unis “professionnaliser” les FAdH, a plutôt contribué à augmenter la capacité répressive des macoutes qui sont plus tard devenus les VSN, un corps organisé et présentable et à libérer les instincts sadiques de certains militaires qui avaient oublié que leur rôle est de défendre le territoire et les citoyens. Ces honnêtes citoyens, qui eux aussi sont FOUT BOUKÉ comme moi, comme vous qui me lisez, ont évacué de leur mémoire qu’il n’y a pas longtemps, c’était en 1993, l’Accord de Governor’s Island prévoyait une assistance pour la modernisation et la professionnalisation des FAdH et la création d’un corps de police indépendante de l’armée. Cette modernisation s’est plutôt convertie quelques mois plus tard en l’invasion du pays par 23 mille soldats des États-Unis et par des invasions successives qui s’appelaient missions, des missions d’occupation politique et administrative, des missions qui ne cachaient pas leur mépris assumé de notre souveraineté, des missions d’accaparement de ce que la nature nous a donné comme richesses.  À cette demande d’occupation je ne peux que dire NON.

Ce pays, nous avons souffert et nous avons accepté de mourir pour le faire. Comme le dit si bien Oswald Durand, nous “avons embrassé corps à corps le trépas” pour vivre en maîtres dans notre pays.  Les ancêtres de Ariel Henry ont peut-être été capitaines des bateaux négriers qui ont transporté les miens à Saint-Domingue. Ils étaient entassés au fond des cales, à des mètres au-dessous du niveau de la mer dans une promiscuité absolue. Pendant que les ancêtres d’Ariel Henry reprenaient la mer pour apporter en Europe de l’or, du sucre et d’autres marchandises arrosées des sueurs et du sang des esclaves et repartir pour l’Afrique ramasser d’autres bêtes humaines, ceux des miens avaient été vendus, puis ont tout subi, même l’indicible, jusqu’au jour où ils ont bu le sang du cochon sacrifié à la cérémonie Bwa Kay Iman (cérémonie du Bois Caïman). Mes ancêtres ont été de presque tous les combats. Il y en avait à la Barrière-Bouteille le 18 novembre 1803 empêchant aux troupes françaises basées au Cap d’aller rejoindre Rochambeau à Vertières et à Rochambeau d’aller se réapprovisionner au Cap. Il y en avait peut-être aussi à La Crête-à-Pierrot. Ils étaient à Sans-Souci avec Christophe, ils ont contribué à l’administration du Royaume du Nord, au moins l’un d’eux a été fusillé avec Sylvain Salnave, et si mon arrière-grand-père a dû monter le drapeau blanc pour éviter au pays d’être canonné par la marine allemande lors de l’affaire Lüders, c’est parce que depuis Charles X et Jean-Pierre Boyer, le pays n’a jamais pu accumuler pour s’équiper en vue de se défendre contre les prédateurs de toutes origines. Fidèle à ses ancêtres Ariel Henry a demandé l’occupation du pays. Fidèle aux miens à cette demande d’occupation qui est un acte de trahison je ne peux que dire NON.

Je viens aussi d’un pays qui depuis 1804 m’a tout donné de ce qu’il avait: le bien-être, la sécurité, la santé, l’instruction, la culture et même des manières qu’on m’a appris à valoriser plus que ce qui donne accès à la consommation. Les responsables de mon éducation m’ont toujours appris que je n’étais pas plus que ceux qui n’étaient pas de ma condition. C’était sans aucun doute le plus grand cadeau qu’ils aient pu me faire. Avec le temps j’ai su qu’être un privilégié, c’est souvent recevoir ce dont d’autres ont été privés à mon bénéfice, c’est souvent profiter du travail de ceux que le pays a oubliés dans le partage de la richesse nationale, des biens communs, biens matériels et symboliques. J’ai appris donc que je serais à jamais un parasite si je n’essayais toutes les fois que c’était possible de remettre au pays, c’est-à-dire aux plus démunis, un peu de ce que j’avais reçu d’eux. Ce que je peux leur donner dans la présente conjoncture d’une occupation appréhendée, et même sollicitée, mais qui n’effacera pas ma dette envers le pays et ses habitants, c’est de dire NON à cette occupation avant qu’elle ne prenne forme, quelle que soit la forme que les grandes puissances voudront bien lui donner.

Où que ce soit dans le monde, aucune demande d’intervention adressée à une puissance étrangère n’a jamais été faite pour le bien du pays ou de la majorité de ses citoyens, mais pour défendre, consolider, protéger ou rétablir les intérêts d’un groupe, que cette demande ait été faite par des autorités reconnues ou par des particuliers. En1793, alors qu’Haïti était encore Saint-Domingue Toussaint Louverture proclama la fin de l’esclavage et Sonthonax, représentant de la métropole française, distribua des armes aux anciens esclaves en leur disant que quiconque voudrait les leur enlever n’aurait d’autre objectif que de les remettre en esclavage. À cette occasion des Français de Jérémie et leurs alliés affranchis, pour sauvegarder leurs privilèges de propriétaires d’esclaves, demandèrent à l’Angleterre de venir occuper le pays pour y rétablir l’ordre. La rhétorique utilisée n’a trompé personne: l’occupation était demandée pour ramener les anciens esclaves à leur statut d’avant la Proclamation de la liberté générale. Les exemples ne manquent pas tant dans notre histoire que dans celle d’autres pays pour illustrer cette assertion. Il n’est pas inutile de rappeler qu’en 1934, au moment où il était question de mettre fin à l’occupation de 1915, plusieurs hommes d’affaires, nouvellement haïtiens, s’ils l’ont jamais été, ont mené campagne auprès de l’occupant et manipulé l’opinion, Il ne s’agit pas dans ce cas d’un appel à l’occupation, mais d’un plaidoyer pour le maintien de l’occupation et celui des privilèges. La demande d’occupation formulée par Ariel Henry et ses complices ne peut avoir d’autre but que de remplacer les troupes d’occupation que sont les gangs armés et financés par des politiciens et des hommes d’affaire, vraisemblablement au vu et au su de la “communauté internationale”, par d’autres troupes d’occupation qu’on pourrait difficilement accuser d’être des criminels. Les gangs commençaient, il faut le croire, à s’affranchir de leurs commanditaires et patrons. Il faut donc les éliminer avant qu’ils ne prennent l’habitude de verbaliser des revendications populaires. Les intégrer partiellement dans la PNH est une façon douce de les éliminer. On peut croire qu’avec l’occupation l’état haïtien va récupérer une partie des impôts, des taxes et des autres redevances fiscales qui lui échappent presqu’en totalité maintenant. On ne peut pas croire à l’avance que ces nouveaux revenus, pour ce qu’ils représenteront, vont apporter un changement significatif dans la misère du peuple souffrant. Pour cette raison, à la demande d’occupation je ne peux que dire NON.

Je vais le répéter: Il est tout à fait inacceptable que le pays soit pris en otage par des gangs d’individus qui volent, pillent, violent, assassinent et qui par leurs actions justifient qu’on parle d’Haïti comme d’un shithole country, un failed state. Ce sentiment sera sans aucun doute partagé par les autorités d’occupation qui se seront donné, avant même d’arriver à destination le mandat de débarrasser le pays le plus vite de ce cancer pour passer sans tarder à autre chose. Il y a dans la tradition des occupations militaires une étape stratégique appelée la pacification, c’est-à-dire l’aplatissement complet de tout ce qui ressemble ou pourrait ressembler à une résistance armée. Puisque les gangs sont par définition armés, l’objectif de l’occupant sera d’en transférer le plus grand nombre possible et le plus vite possible du béton à Ti Tanyen. Les soldats de l’occupation ne vont faire aucune considération socio-historique. “Je suis un soldat, il y a en face de moi un individu armé. C’est un ennemi. Je dois être plus rapide que lui.” La culture du Far West est l’un des équipements des soldats d’occupation. De quelque pays qu’ils soient. Pour ne pas être complice de cet aveuglement dont on dira demain qu’il a été criminel, à cette demande d’occpation je ne peux que dire NON.

Ariel Henry est-il conscient qu’en demandant une occupation du pays pour l’aider à combattre les gangs il condamne, au cas où cette demande est agréée, à une mort certaine la plupart de ceux qui lui ont fidèlement servi de boucliers depuis l’assassinat de Jovenel Moïse. Même si l’international lui a demandé, pas ordonné, de faire la demande, il avait le loisir de refuser ou au moins de prendre le temps de réfléchir afin d’inclure dans sa lettre et d’abord dans la décision du Conseil des Ministres, des balises qui auraient atténué notre honte. L’une de ces balises aurait été que les nouvelles FAdH qui n’ont aucune goutte de sang haïtien sur les mains, qui de toute évidence ne sont pas inféodées à un secteur politique, en association avec des unités à mettre sur pied au Ministère des Affaires Sociales et à celui de la Justice encadrent la PNH dans la lutte qu’elle n’a jamais encore commencée contre les gangs. Lutter contre les gangs ne signifie pas, et ne signifiera jamais, les massacrer à coups de fusils, même s’il doit y avoir des morts. La lutte contre les gangs n’aura jamais d’effets si elle ne se donne comme objectif de neutraliser, s’il le faut jusqu’à l’élimination, les gangsters en cravate et 4 X 4 connus de tous qui sont les géniteurs et aujourd’hui encore les vrais chefs des gangs. Cette lutte n’aura jamais d’effets si la société ne comprend pas qu’en choisissant la voie de la criminalité un grand nombre de gangsters croient, mais à tort, qu’ils ont choisi celle de la révolution qui les libérera de l’esclavage de la misère dans laquelle ils vivent depuis 1806 après en être sortis en 1803 après avoir “embrassé corps à corps le trépas” pour répéter une fois encore Oswald Durand. La lutte contre les gangs n’aura jamais d’effets permanents, elle sera toujours à refaire tant que nous n’aurons pas remplacé le mépris par le respect, d’abord sous la forme de scolarisation et de santé, mais aussi sous la forme de la valorisation de la production nationale, pas seulement de production agricole, qui sera sans qu’on y prête attention déjà valorisation des producteurs qui trouveront en eux-mêmes des raisons d’être fiers.

L’espoir que les Haïtiens demain se reconnaîtront hommes parmi les hommes, solidaires les uns des autres pour faire ce pays et en jouir justifie qu’à la demande d’occupation adressée à la “communauté internationale” par Ariel Henry et le Conseil des Ministres, je ne peux que répondre NON.

Henri Piquion

St-Hubert, Québec, Canada

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