Haïti et la dette de l’indépendance

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Septembre 3, 2021
PAR YVES ENGLER

Dans la vaste histoire de l’exploitation impérialiste, peu d’épisodes correspondent à la dépravation de la dette d’indépendance d’Haïti. Le chantage militaire d’un petit pays par une superpuissance, priorisant les « droits de propriété » sur les droits de l’homme, le capitalisme racial, une bourgeoise locale à la peau pâle et la façon dont notre passé hante le présent font tous partie de l’histoire.

Après avoir gagné leur libération de l’esclavage et de la domination coloniale dans une guerre qui a tué la moitié de la population, les Haïtiens ont été forcés de payer à leurs anciens maîtres une somme astronomique pour leur liberté. Cette dette oppressive qu’Haïti a payée pour assurer son indépendance fait enfin partie du discours dominant sur l’appauvrissement de ce pays. Dans un exemple frappant de la reconnaissance par les médias de la dette de l’indépendance, un article de 200 mots du Journal de Montréal sur la vulnérabilité d’Haïti aux tremblements de terre mentionne ce qui suit : « Des tremblements de terre aussi dévastateurs que ceux de samedi en Haïti se sont déjà produits en 2010, 1887, 1842, 1770 et 1751… Cette pauvreté est due en grande partie à la dette exorbitante qu’Haïti a dû payer à la France pour son indépendance. Convertie en argent d’aujourd’hui, la dette équivaut à 30 milliards de dollars canadiens. »

Au cours des dernières semaines, CNN, Reuters, le New York Times, CBC et d’autres ont tous parlé de la dette d’indépendance. Des reportages plus approfondis sont également parus dans le Miami Herald (« La France a réalisé l’un des plus grands braquages de tous les temps, laissant Haïti perpétuellement appauvri »), France 24 (« La France doit rendre les milliards extorqués d’Haïti ») et ABC News (« Comment la dette coloniale a contribué à façonner la pauvreté et les troubles politiques en Haïti »).

Dans un acte remarquable d’humiliation impériale, deux décennies après l’indépendance, Haïti a commencé à verser à la France une énorme indemnité pour les biens perdus. Après des années de pression, 12 navires de guerre français avec 500 canons ont été dépêchés sur les côtes haïtiennes en 1825. Sous la menace de l’invasion et de la restauration de l’esclavage, le président francophile haïtien Jean-Pierre Boyer a accepté de payer aux esclavagistes français 150 millions de francs pour les terres perdues et maintenant libérer les Haïtiens. Paris a également exigé des accords commerciaux préférentiels et les banques françaises ont prêté l’argent à Haïti à des taux d’intérêt remarquablement élevés.

En 1825, la dette de l’indépendance représentait environ 300% du PIB du pays. Alors que le principal a été plus tard réduit, les intérêts payés par Haïti ont été exorbitants.

Il a fallu 122 ans à Haïti pour payer la dette. En 1898, la moitié des dépenses de l’État va aux banques françaises et à la France, tandis que cette somme atteint 80% en 1914. (La dette est achetée par les banques américaines pendant l’occupation 1915-34 et les paiements finaux leur sont versés.)

L’accord conclu par Haïti avec la France a eu de nombreux effets néfastes. La réduction de 50 % des droits de douane sur les marchandises françaises a nui à l’industrie haïtienne. Pour faire le premier versement de 30 millions de francs pour indemniser les propriétaires français d’esclaves, le gouvernement a fermé toutes les écoles du pays. Il a été qualifié de tout premier programme d’ajustement structurel et a contribué au sous-investissement de longue date du gouvernement haïtien dans l’éducation.

Pour trouver l’argent pour payer la France, le président Boyer a mis en œuvre le code rural de 1826, fondement de l’« apartheid légal » entre les populations urbaines et rurales. Dans les campagnes, le mouvement est restreint, socialisant après minuit interdit, le commerce à petite échelle limité, le tout au nom de l’augmentation des cultures d’exportation pour générer de l’argent pour payer la France. La paysannerie payait de l’argent à l’État, recevant peu en retour.

Payer les propriétaires d’esclaves français a eu un autre effet dommageable. Une motivation centrale pour accepter la dette était de consolider la position d’Haïti en tant que nation indépendante internationalement reconnue. Au lieu de cela, il a commencé un cercle vicieux de péonage de la dette qui a sapé la souveraineté haïtienne.

Pour payer la première tranche de l’indemnité Haïti a contracté un prêt onéreux auprès des banques françaises. Dans le cadre de la sécurisation du paiement de la dette, les banquiers français ont créé la Banque Nationale de la République d’Haïti en 1880. Effectivement, le trésor du pays, les recettes fiscales y ont été déposées et il a imprimé l’argent d’Haïti.

La prise de conscience croissante de la dette d’indépendance est largement due à la pression du gouvernement Jean-Bertrand Aristide pour la restitution. À l’approche du 200e anniversaire d’Haïti, le gouvernement haïtien a mis sur pied une commission pour évaluer le coût de la rançon, qu’il a mise à 21 milliards de dollars. Le gouvernement Aristide a appelé à sa restitution et a engagé des poursuites judiciaires pour forcer Paris à payer. Cette demande explique en partie pourquoi la France (avec le Canada et les Etats-Unis) a aidé à renverser Aristide en 2004 et le gouvernement putschiste a abandonné la question.

Dans un autre mouvement qui a attiré l’attention sur la dette, un groupe d’activistes principalement canadiens a publié une fausse annonce indiquant que la France rembourserait la dette. Liée au Bastille de France et au séisme dévastateur de 2010, la cascade a forcé Paris à le nier. Se faisant appeler le Comité pour le Remboursement de l’Indemnité Extorquée d’Haïti (CRIME), ils ont par la suite lancé une lettre publique signée par de nombreuses personnalités.

Alors que les médias devraient être félicités pour avoir lié l’appauvrissement d’Haïti à sa dette d’indépendance, cela aiderait les gens à comprendre la situation là-bas aujourd’hui s’ils mentionnaient un autre point de l’histoire. Dès le début, la plupart des Haïtiens se sont opposés au paiement de la dette. Seule une petite élite désespérée pour la reconnaissance internationale et le commerce a accepté. « Est-il possible qu’ils veuillent être dédommagés pour la perte de nos personnes ?

Est-il concevable que des haïtiens qui ont échappé à la torture et au massacre aux mains de ces hommes, des haïtiens qui ont conquis leur propre pays par la force de leurs armes et au prix de leur sang, ces mêmes Haïtiens libres devraient maintenant acheter leur propriété et les personnes une fois de plus avec l’argent payé à leurs anciens oppresseurs? »

Pour Christophe, et la plupart des Haïtiens, la réponse était claire. Mais fils d’un tailleur français, Boyer était prêt à vendre la révolution et la grande majorité des Haïtiens pour améliorer sa position immédiate et celle de la classe marchande. Malheureusement, l’élite à la peau claire qui a succombé aux demandes de la France il y a deux siècles continue largement à gouverner Haïti.

Les mêmes dynamiques raciales, de classe et idéologiques qui ont conduit les responsables haïtiens à indemniser Paris pour avoir vaincu l’esclavage et le colonialisme demeurent en place aujourd’hui. Les médias devraient aussi en parler.

Le dernier livre d’Yves Engler est Le Canada en Afrique : 300 ans d’aide et d’exploitation.

source: Haiti and the Debt of Independence – CounterPunch.org

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