Meeting de Tulsa : Trump taclé par TikTok

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Par Isabelle Hanne, Envoyée spéciale à Tulsa (Oklahoma) — 21 juin 2020 à 22:17

Le président américain, qui voulait signer son grand retour en campagne samedi en Oklahoma, s’est fait berner par une opération organisée sur le réseau social pour ados. Un épisode instructif.

Pour le meeting marquant le grand retour de Donald Trump en campagne, samedi soir à Tulsa (Oklahoma) après trois mois d’interruption pour cause de pandémie de coronavirus, les organisateurs avaient annoncé qu’«un million» de billets avaient été demandés. L’événement devait servir de démonstration de force à moins de cinq mois de l’élection présidentielle, alors que Trump fait face à des sondages en baisse, une économie fragilisée par le Covid-19, et de vives critiques tant pour sa gestion de la crise sanitaire que pour son incapacité à rassembler le pays, en plein mouvement historique de colère contre le racisme et les violences policières. Mais à l’intérieur du BOK Center, la salle omnisport où avait lieu le meeting, beaucoup de sièges vides, une fosse clairsemée, et une annulation en dernière minute d’événements prévus dehors, faute de monde.

Comment la campagne de Trump, une grosse machine adossée aux moyens immenses du parti républicain, a-t-elle pu se tromper à ce point sur le calibrage de l’événement ? Le risque semblait faible, tant l’Oklahoma, et la plupart des Etats voisins, de l’Arkansas au Texas, sont de solides bastions républicains, qui ont confortablement élu Trump en 2016. Pour les organisateurs, les coupables de cette affluence décevante sont des «manifestants radicaux» qui auraient «empêché» des supporteurs du Président de se rendre au meeting – sans que cela ne soit constaté par aucun des nombreux journalistes présents pour couvrir l’événement. L’équipe de Trump a également accusé «une semaine de couverture médiatique apocalyptique», qui aurait découragé les militants.

Effort coordonné

Mais depuis samedi soir, plusieurs médias américains avancent une autre piste : un effort coordonné, sur les réseaux sociaux Twitter et TikTok, dans les jours précédant le meeting et dans un climat de mobilisation permanente. Des opposants au Président ont été encouragés à s’enregistrer en ligne à cet événement gratuit, sans avoir l’intention de s’y rendre, pour tromper les organisateurs. Faisant de TikTok, plateforme prisée des adolescents qui y diffusent plutôt des courtes vidéos divertissantes, un média d’activisme politique.

«Nous avions 300 000 inscriptions légitimes de Républicains qui ont voté lors des quatre dernières élections, et qui ne sont pas des gamins [de TikTok]», a rétorqué sur CNN un porte-parole de la campagne de Trump, refusant de reconnaître avoir été berné, et répétant que c’est «la peur de manifestations violentes» qui a découragé les supporteurs de venir.

Mais des utilisateurs de TikTok et de Twitter affirment aujourd’hui s’être enregistrés pour duper les organisateurs. Promouvant le canular via des vidéos qui ont fait des millions de vues («Oh non, je me suis inscrite à un meeting de Trump, et je ne peux pas y aller», plaisante par exemple une femme en feignant une toux, dans un post sur TikTok le 15 juin), et ont été rapidement effacées pour ne pas se faire repérer par la campagne de Trump. En tout, des centaines de milliers de tickets de l’événement auraient ainsi été réservés. «Ca a été diffusé discrètement, et principalement sur Alt TikTok [un TikTok «alternatif», qui trolle les utilisateurs de TikTok grand public, ndlr], où les gens font des canulars et beaucoup d’activisme», explique au New York Times le youtubeur Elijah Daniel, qui a participé à l’opération. «Le Twitter K-pop [des fans de pop coréenne, très nombreux et très actifs sur les réseaux sociaux] et l’Alt TikTok forment une bonne alliance pour diffuser des informations entre eux très rapidement, poursuit le jeune homme. Ils connaissent très bien les algorithmes et savent comment améliorer l’exposition de leurs vidéos pour obtenir ce qu’ils recherchent.»

L’élue démocrate Alexandria Ocasio-Cortez, très populaire auprès des jeunes progressistes du pays, s’est réjouie de la manœuvre sur Twitter, en réponse au directeur de campagne de Trump, Brad Parscale: «Vous venez de vous faire SECOUER par des ados sur TikTok qui ont inondé la campagne de Trump avec des fausses réservations de tickets, et vous ont fait croire que des millions de gens voulaient assister à votre “open mic” pour suprémaciste blanc, suffisamment pour remplir un stade en plein Covid.»

«Les adolescents d’Amérique ont frappé Donald Trump d’un coup brutal, a commenté Steve Schmidt, un stratège républicain qui a dirigé la campagne de John McCain en 2008. A travers les Etats-Unis, des ados ont pris des tickets pour cet évenement, et les imbéciles de cette campagne se sont vantés d’avoir eu un million de demandes. Lol.»

Au-delà de l’anecdote d’adolescents qui ridiculisent le président des Etats-Unis, le canular vient révéler les limites d’une stratégie électorale très largement nourrie par les réseaux sociaux. A l’instar de celle, payante, de Trump en 2016, qui avait pris tout le monde de court, ringardisant la campagne de son aversaire démocrate Hillary Clinton. Mobilisation des électeurs via un ciblage publicitaire agressif et extrêmement précis, notamment sur Facebook; récupération de données personnelles pour constituer un véritable trésor de guerre de militants facilement mobilisables, identifier les comtés au fort potentiel de bascule…

Signe de l’importance du sujet, et du rôle qu’il a joué dans la victoire de Trump, le responsable numérique de la campagne 2016, Brad Parscale, a été promu directeur de la campagne 2020. Lors d’un rassemblement du parti républicain de Californie en septembre, Parscale a expliqué que l’équipe de campagne n’avait jamais cessé de travailler depuis l’élection de 2016, améliorant en permanence ses «opérations de technologies et de données». Le directeur de campagne de Trump, venu du marketing numérique et sans aucune expérience politique avant 2016, s’est même vanté d’avoir «transformé le parti républicain en la plus grosse machine de collecte de données de l’histoire des Etats-Unis».

«Fausses données en bonus»

«Nous savons tous que la campagne de Trump se sert de ces meetings pour extraire des données», explique au New York Times Mary Jo Laupp, une quinquagénaire d’Iowa qui a travaillé pour la campagne de Pete Buttigieg, ex-candidat à la primaire démocrate qui soutient aujourd’hui l’ancien vice-président Joe Biden pour la présidentielle de novembre. Elle fait partie de ceux qui ont diffusé une vidéo appelant à s’inscrire au meeting, d’autres utilisateurs précisant comment utiliser un faux nom et obtenir un numéro de téléphone sur Internet (type Google Voice). «Les nourrir avec de fausses données était un bonus, précise Laupp. Les données qu’ils ont collectées pour ce meeting sont inexactes.» 

L’épisode souligne, sur cette question, une asymétrie fondamentale entre les deux camps pour novembre : celui de Trump, très riche en données et efficace pour les exploiter, mais aux électeurs «boomers» questionnant peu leurs usages, et peu présents sur les plateformes des plus jeunes. A l’inverse de la campagne de Biden, en retard sur ces sujets et sans l’expérience de 2016. Mais l’électorat démocrate est plus jeune, et plus agile sur les questions numériques. L’épisode laisse entrevoir les possibilités d’un champ d’activisme assez efficace contre la campagne Trump, qui se ferait ainsi prendre à son propre jeu.

source: https://www.liberation.fr/planete/2020/06/21/meeting-de-tulsa-trump-tacle-par-tiktok_1791943

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