LÉON DUMARSAIS ESTIMÉ : UN CHEF D’ÉTAT DIGNE DE LA NATION

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Par Louis Carl Saint Jean

                                                                 À la mémoire de ma grand-mère Cléante Placide

Il est de ces dates qui ne doivent pas s’effacer du souvenir d’un peuple. Vu leur importance, elles auraient dû être ornées dans notre cœur d’une pointe de diamant. Pour nous Haïtiens, le 20 juillet en est un bon exemple. En ce jour, voilà 70 ans, notre pays pleura un de ses fils les plus illustres: Léon Dumarsais Estimé. L’ancien président haïtien, né à Verrettes le 21 avril 1900, s’était éteint le 20 juillet 1953 à Columbia-Presbyterian Medical Center, à New York. Il avait 53 ans. 

Le génie des Verrettes fut l’un de nos meilleurs chefs d’État, s’il n’a pas été tout simplement le meilleur. J’estime même que, réunis tous ensemble, ceux qui ont dirigé le pays depuis la chute de Dumarsais Estimé le 10 mai 1950, jusqu’à aujourd’hui, soit en 73 années d’administration, n’ont pas fait le quart du tiers de la moitié de ce que celui-ci a réalisé en 44 mois et trois semaines. Cela fait penser à cette réflexion que l’artiste Théophile « Zo » Salnave avait faite à la fin des années 1950 : « Et si yo te bay Titim tan ! Cé ta va la pluie et le beau temps ! » C’est dommage !

Dumarsais Estimé fut un grand homme d’État. Élu à la magistrature suprême de l’État le 16 août 1946, il a marqué l’histoire de notre pays tant par ses grandes actions, ses réformes économiques et sociales que par ses réalisations immatérielles. Par ces dernières, j’entends la promotion de notre art et de notre culture. Cette date marque, d’ailleurs, dans notre art, le début de « La Belle Époque » (1946 – 1956).

Je ne m’éterniserai pas sur les premiers points, puisqu’ils sont connus de tous. En bref, disons que les idées maîtresses du président Estimé lui ont été dictées par son nationalisme. Bien avant son arrivée au pouvoir, une seule obsession le tenaillait : le remboursement de l’emprunt de 1922. Dans son discours d’investiture, il nous fit une promesse audacieuse : « Nous allons travailler à la libération financière du pays… » 

Pour relever ce défi gigantesque, le chef d’Etat galvanisa la République entière avec le slogan : « Remboursons la dette ! » Et il y est parvenu. Selon moi, personne n’a mieux traduit cet exploit que Dantès Bellegarde : « [Estimé] a débarrassé son pays de la tutelle fiscale américaine et payé la dette jusqu’au dernier centime. » En 1922, avec arrogance, les grosses légumes de la National City Bank avaient déclaré, pour nous humilier : « Bank of Haiti is ours. » (La Banque Nationale de la République d’Haïti est à nous. » Le 1er octobre 1947, la BNRH redevient haïtienne. L’humble paysan des Verrettes a enlevé l’opprobre de toute une nation !

Dumarsais Estimé accomplira d’autres actions d’éclat. Il est l’un des rares présidents haïtiens à s’être penché sur la question de La Navase. Soucieux de la souveraineté nationale et du prestige de l’Haïtien, en 1949, il a dépêché « une escadre des garde-côtes haïtiennes au large de La Navase pour en reprendre possession ». Rappelons que depuis août 1856, les États-Unis, par le Guano Island Act, nous avaient ravi cette île, en vue de l’exploitation des gisements de guano qui s’y trouvent. Nous avons un mot pour décrire ces gestes, chez nous : bravoure !

L’élu du 16 août 1946 s’était montré également sensible à la misère des gagne-petit. En octobre 1948, il a triplé le salaire mensuel des enseignants, de 75 gourdes à 225 gourdes. Comme si cette mesure magnanime ne suffisait pas, il a fait passer le salaire minimum de l’ouvrier de 2.50 gourdes à 3.50 gourdes par jour. 

Nous arrivons maintenant à une autre fabuleuse action du gouvernement d’Estimé. Le 29 octobre 1948, le président inaugurait la ville de Belladère qu’il fit construire, mû par le rêve de beauté et de grandeur qu’il a toujours caressé pour notre pays. Le journaliste Yvan Désinor appellera cet événement « le miracle de la volonté » et son père Marceau Désinor en verra « le miracle du patriotisme ». 

Une fois de plus, l’année suivante, l’homme mettra sa volonté et son patriotisme au service de la République. En octobre 1949, il distribuera des terres aux paysans de l’Artibonite. Certainement, il aurait pu faire davantage – peut-être une politique agraire plus ambitieuse, comme celle de Dessalines ou de Pétion. Mais, à ce point, ses ennemis politiques avaient commencé à paralyser les actions mises en place par le gouvernement. D’ailleurs, avec l’appui de l’Armée, ils l’évinceront du pouvoir sept mois plus tard. (Nous y reviendrons.) 

Les réalisations de ce chef d’État furent inestimables. Pour moi, son plus grand mérite a été, par l’Exposition internationale du bicentenaire de Port-au-Prince, la réconciliation de l’Haïtien avec son folklore, son savoir populaire. Celui-ci a été galvaudé au cours des dix-neuf années de l’Occupation américaine (1915-1934). Cinq ans plus tard, entre 1939 et 1942, la campagne antisuperstitieuse (baptisée « rejeté » par le peuple) est le coup le plus dur que la culture haïtienne n’ait jamais encaissé. Cette campagne a été concoctée par le clergé catholique, largement dominé par les religieux bretons, avec la bénédiction du président Élie Lescot.

Une fois de plus, Dumarsais Estimé se montrera à la hauteur de sa noble mission. Conseillé dans le domaine culturel par de brillants intellectuels tels que Jean Brierre, Jean Fouchard, Roussan Camille, Lamartinière Honorat et notamment Lina Mathon Blanchet, l’ancien député des Verrettes allait insuffler un nouvel élan à notre culture et à notre art. À bien des égards, l’Exposition Internationale de 1949 peut être considéré comme La Renaissance Haïtienne. 

En effet, jamais, depuis sa fondation, le pays avait assisté à une telle manifestation culturelle et artistique. Le peuple allait reprendre goût à son folklore. Dès le lendemain de l’annonce, en juillet 1948, des festivités du Bicentenaire, des troupes folkloriques ont commencé à pulluler à travers le pays. Celle du Cap-Haïtien, par exemple, nous fit découvrir le talent remarquable de Cécile Joseph, « la danseuse de feu ». À la capitale, parmi les plus connues, signalons, la Troupe Macaya d’André Narcisse, la Troupe Dambala de Clément Benoît, la Troupe Lococia de Max Denis, la Troupe Aïda de Siméon Benjamin, etc. 

Le Théâtre de Verdure Massillon Coicou, construit par l’architecte Albert Mangonès, deviendra l’âme de l’art populaire de notre pays. Inauguré en décembre 1949, il sera pour nos artistes ce que l’Apollo Theater à Harlem est pour ceux de la République étoilée. Si l’Américain, par le Harlem Renaissance, peut s’enorgueillir des Louis Armstrong, Josephine Baker, Duke Ellington, Ella Fitzgerald, Billie Holiday, etc., l’Haïtien peut l’être également d’un grand nombre d’artistes qui feront apprécier le génie haïtien à travers le monde. Citons, parmi eux : Raymond « Ti Roro » Baillergeau, Emerante de Pradines, Guy Durosier, Frantz Casséus, etc. 

On ne finira jamais de dire assez de bien de La Troupe Folklorique Nationale (TFN). Créée en septembre 1949, elle représente un des plus beaux fleurons de notre art populaire. Sur la recommandation de Lina Mathon Blanchet (elle en sera la co-directrice), le président Estimé fit venir en Haïti le danseur Jean Léon Destiné, ancienne star de la Katherine Dunham Company à New York, pour diriger la diriger. Le Jazz des Jeunes, jouant presque exclusivement les vrais rythmes haïtiens (ibo, pétro, congo, yanvalou, méringue, etc.), est l’orchestre retenu pour accompagner les talentueux artistes de la TFN. Citons, parmi eux : Lumane Casimir, Louinès Louinis, Inovia Simon, Louis Célestin, Mérancia Renaud, Andrée Content, etc.   

À ce point, je pense qu’il est utile de rappeler que, contrairement à l’affirmation de plus d’un, Lumane Casimir n’a jamais été chanteuse du Jazz des Jeunes. Cet orchestre l’accompagnait plutôt en tant que chanteuse soliste de la Troupe Folklorique Nationale. Au cours de sa glorieuse histoire, le Jazz des Jeunes a compté dans ses rangs quatre chanteuses : Althée Rivera, Claudette Pierre-Louis, Edeline Déjean et Ketly Lafond. 

En matière de musique, Haïti était devenue une référence dans la région. Partout, au Théâtre de Verdure, à Cabane Choucoune, au Rex Théâtre, au Ciné Paramount, au Simbie Night Club, au Vodou Club, au Nedjé Club et ailleurs, notre peuple applaudissait des artistes de grand calibre tels que : Marian Andreson, Lolita Cuevas, Donald Shirley, Philippa Duke Schuyler, Irene Umilta McShine, Daniel Santos, etc. Visitant le pays en février 1950, ce dernier internationalisera par la suite _Panama moin tombé_ et _Caroline Acao_. 

Dans le théâtre, la Société Nationale d’Art Dramatique (SNAD), avec la collaboration d’excellents acteurs comme Lucien Lemoine, Denise Pétrus, Charles de Catalogne, Adeline Périgord, etc., présentera au public _Antigone_ en créole. _La Crête-à-Pierrot_ de Charles Moravia est jouée à guichets fermés au Rex Théâtre. La Troupe Languichatte triomphe avec son incomparable dramaturge et comédien Théodore Beaubrun, dit Languichatte Débordus.

De grandes œuvres marqueront la vie littéraire haïtienne. Au milieu de l’année 1949, Magloire Saint Aude publie _Parias_, un de ses plus beaux romans. Des articles des plus élogieux saluent la sortie du roman _Mambo_ de Maurice Casséus. Il convient de rappeler que ce dernier, diplomate, romancier et poète, est l’auteur de Fleur de mai et Comme jadis, poèmes mis en musique par Antalcidas Murat. Accompagné par le Jazz des Jeunes auquel il a adhéré en mai 1958, le chanteur miragoânais Gérard Dupervil les a interprétés avec brio. 

Ce sera également le cas pour _Nuit de novembre, Sagesse_ et _Esmeralda_. Ces pièces ne sont pas du génial Gérard Dupervil. Il les a tout simplement chantées. Ces joyaux ont été respectivement ciselés par les bardes Estrop Jean-Baptiste, Michel Edner Péan et Roger Louis-Jacques.

Signalons qu’en 1947, ce dernier, âgé de 19 ans, à l’exemple de Dieudonné Lubin, d’Emile Bellevue et d’autres devanciers, composera un poème en hommage au président Estimé. Intitulé Un nouveau jour, Antoine Roger Louis-Jacques, natif des Cayes, l’a été publié dans le journal cayen La Garde. Il est le frère du dramaturge Otto Louis-Jacques et le père de l’acteur Réginald Louis-Jacques. Ce dernier tient le rôle de Dessalines dans _Haïti Trauma_, la dernière pièce du chanteur et dramaturge capois Jean-Claude Eugène.

Au cours de cette « Belle Époque », la peinture haïtienne connaîtra également un grand succès Le 13 février 1948, André Breton visite Haïti et loue nos peintres, en particulier Hector Hyppolite. L’année suivante, ce sera le tour de Jean-Paul Sartre. Vers la fin de 1949, grâce à l’initiative de DeWitt Peters et de Selden Rodman, se tiennent aux États-Unis des expositions d’œuvres de plusieurs de nos artistes. Celles d’André Pierre, d’Hector Hyppolite, de Philomé Obin, de Robert Saint Brice et d’autres encore sont appréciées par de grands amateurs d’art. 

La fièvre culturelle d’Estimé avait sévi également à l’étranger, notamment aux États-Unis, en Amérique du Sud et en Europe. À New York, les élèves de la troupe de Katherine Dunham, entraînés par Henri « Papa » Célestin offrent partout des morceaux de notre folklore. La station WPIX propose à ses auditeurs des programmes spéciaux sur les chansons de notre pays. En Floride, grâce au Bureau Inter Américain de musique, la méringue haïtienne est jouée dans toutes les principales stations de radio. De son côté, Carmen Malebranche, jouant le rôle de Défilé, fait trembler Broadway dans la pièce _Ouanga_ du compositeur Clarence Cameron White 

Au cours de l’année 1950, le guitariste Frantz Casséus est reçu triomphalement à Caracas, à Bogota, à New York et dans d’autres villes du monde. Il fait un tabac avec la pièce _Merci Bon Dieu_. En France, vers la même époque, la chanteuse Claude Germain, encouragée par le président Dumarsais Estimé, fait entendre des airs haïtiens. Superstar de l’émission « La nouvelle chanson française », elle offre aux Parisiens des morceaux tels que _Souvenir d’Haïti_, _Marasa Eloue, Erzulie malad O, Panama moin tombé_, etc.

Ébahi devant les réalisations du grand leader, le compositeur et professeur Anton Werner Jaegerhuber s’était écrié : « Le prestige de la nation s’est relevée grâce à la volonté d’un seul homme : Dumarsais Estimé ! » Ce cri de Jaegerhuber avait atteint le cœur de toute la nation. D’ailleurs, il a inspiré au compositeur et violoniste Jules Héraux la méringue _Volonté_ et l’a justement dédiée à Estimé. À travers le pays, toutes les lèvres fredonnent joyeusement : « Président Estimé, wa roule m deux bords / Roule m deux bords / Dumarsais Estimé, wa roule m deux bords… »

Un leader de cette envergure, patriote dans toutes ses fibres, adulé par les masses, n’allait jamais être en odeur de sainteté auprès de la bourgeoisie haïtienne et de la communauté internationale de l’époque. Conjuguant leurs efforts, de concert avec l’armée, ces deux forces allaient mettre fin à l’une des plus belles expériences politiques haïtiennes. En effet, le 10 mai 1950, Dumarsais Estimé est évincé du pouvoir. Sept mois plus tard, plus précisément le 10 décembre 1950, à la suite d’élections organisées par l’Armée, le général Paul-Eugène Magloire, l’un des principaux putchistes, succédait à l’homme des Verrettes. 

Entre-temps, Dumarsais Estimé vit en exil à New York, entouré de l’affection de sa femme Lucienne Heurtelou Estimé et de ses enfants. Le 20 juillet 1953, aux environs de midi, les stations de radio annoncent la nouvelle de la mort de l’ancien président. Ses dépouilles arrivent à Port-au-Prince dix jours plus tard. Le dimanche 2 août 1953, tandis que celles-ci sont exposées au Palais législatif, à moins de 500 mètres, au Casino International d’Haïti, le président Paul-Eugène Magloire, « caravacheur » de son état, accompagné de sa cohorte de laquais, dansait, mine de rien, la musique du Conjunto Pan American, dirigé alors par le pianiste Robert Camille. Quelle indécence ! 

Tout comme Toussaint, Dessalines et tous les grands leaders de l’histoire, Dumarsais Estimé était un homme fait de chair et de sang. Donc, il n’a pas été parfait. Comme l’immortel Empereur, le génie des Verrettes avait commis des erreurs au cours de son passage à la direction du pays. Rien de plus normal qu’on le critique. Cependant, cela doit être fait de manière objective, sans méchanceté, la tête calme et sans confondre vitesse et précipitation. Il est de ces déclarations gratuites qui font plus de tort que de bien. Même au nom de la vérité – et quelle vérité, s’il vous plaît ! -, on laisse reposer en paix les héros. « Les accusations gratuites ne serviront jamais les intérêts fondamentaux de la nation », aimait nous rappeler le grand leader nationaliste Joseph Jolibois fils dans les années 1930. 

Jusqu’ici, les bonnes œuvres du 31è président haïtien l’ont suivi. Selon un sondage que j’ai effectué auprès de 55 participants, eux tous ont choisi « Dumarsais Estimé comme le plus grand président de l’histoire d’Haïti. » Félix « Féfé » Guignard, le premier pianiste du Jazz des Jeunes, âgé de 95 ans, aime souvent dire : « Dumarsais Estimé était le père des Haïtiens en général et celui des musiciens et des artistes en particulier. » Pour le trompettiste Rigaud Fidèle, 93 ans, un des sept co-fondateurs de l’Orchestre Septentrional : « Haïti n’a jamais eu et n’aura jamais un président de l’envergure de Dumarsais Estimé. » Finalement, selon le saxophoniste Reynold Ambroise, 97 ans, « À part Toussaint et1 Dessalines, Haïti n’a jamais produit un aussi grand homme comme Dumarsais Estimé. »

Ce serait tellement bien si, dans une semaine exactement, au matin du jeudi 20 juillet 2023 chaque Haïtien, se souvenant de ce colosse, observerait une minute de recueillement à 11 h 10, heure à laquelle, le 20 juillet 1953, le président Dumarsais Estimé rendait le dernier soupir.

En pensant à Dumarsais Estimé ou à n’importe quel grand haïtien, ayons toujours en même temps une pensée spéciale à la mémoire de celui qui a favorisé son éclosion : le général Jean-Jacques Dessalines, l’illustre fondateur de notre patrie. Donnons alors raison au président Sténio Vincent qui, du génie de Cormiers, a dit un mot qui donne encore la bile à une poignée de « fils dégénérés » : « Cet homme est unique. Dessalines est un bloc ! » Et comme Léon Laleau, patriote et intellectuel irréprochable, s’était écrié en octobre 1944 : « Je plaide pour l’Empereur ! »

Dumarsais Estimé avait dirigé le pays avec une rare compétence. Il s’était montré digne de la patrie. Puisse le Ciel susciter l’émergence dans notre pays d’un leader comme lui. Sans doute, celui-ci nous fera mieux apprécier ces vers sublimes que le poète jacmélien Edouard Tardieu avait composés, inspiré par l’immortel visionnaire des Verrettes :

Nous te voulons chère patrie,

Puissante et forte, à tous les yeux,

Nous te voulons terre bénie,

Digne à jamais de nos aïeux

Libre et prospère ils t’ont léguée

A leurs enfants, nous qui t’aimons

Avec ardeur dans la mêlée,

Pour ton salut nous lutterons_ 

Louis Carl Saint Jean – louiscarlsj@yahoo.com13 juillet 2023

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