L’ukraine et la théorie des jeux

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par Pierre Belloir.

Modélisation des causes de la guerre en Ukraine

Analysons la guerre en Ukraine sous forme d’une théorie des jeux, manière pratique de modéliser les choix rationnels effectués par les différents camps. La théorie des jeux est particulièrement prisée des économistes, mais elle peut s’appliquer à de nombreux domaines du fonctionnement des sociétés humaines. Ne vous arrêtez pas sur ce terme de « jeu », qui pourrait sembler malvenu, surtout à propos d’une guerre, il signifie simplement qu’on considère différents acteurs auxquels se présentent plusieurs options, qu’ils vont choisir en toute rationalité. La guerre en Ukraine peut en effet sembler irrationnelle à première vue. Il n’en est rien en réalité. Ni Poutine, ni ses adversaires ne sont fous, comme nous allons l’expliquer. Il s’agit d’une modélisation. Comme tout modèle, il présente des limites et ne fait pas dans la nuance. Mais l’objectif poursuivi est de comprendre les enjeux de ce conflit dans ses grandes lignes.

Les postulats de départ sont les suivants :

– Il y a potentiellement trois camps en présence : le nationalisme russe, le nationalisme occidental, la finance internationale (3 « joueurs », en théorie des jeux). Pour des raisons pratiques, on les représente sur 3 lignes comme s’ils interagissaient simultanément. En réalité, dans le tableau ci-dessous, les camps 2 et 3 sont plutôt deux options concurrentes exclusive en confrontation avec le camp 1 (soit le camp qui s’oppose à la Russie (camp 1) est le camp 2, soit c’est le camp 3).

 L’armée russe est redevenue très forte. La plus puissante du monde selon moi. En tout cas, au moins la seconde derrière l’armée américaine, et la plus puissante en Europe de très loin.

– Les camps en présence ont potentiellement 3 options : le statu quo, les concessions occidentales, le recul occidental par la guerre (du fait du point précédent).

– Chacun des 3 joueurs supposés a connaissance des intérêts de son adversaire quand il fait son choix A, B ou C (voir tableau ci-dessous) et le choix d’une des options par un joueur peut déterminer celui d’un autre (qui peuvent changer d’option à tout moment).

– Pour une analyse plus fine des interactions entre les différents acteurs, il aurait convenu de séparer les Occidentaux en différents « joueurs » (Anglo-saxons et Européens continentaux, par exemple). Cependant, du fait que plus aucun gouvernement occidental n’est gouverné par une bourgeoisie nationale, cette subdivision, utile dans une analyse des rapports de force au XXe siècle, perd de son intérêt ici. Le camp 2 est une fiction, comme nous allons le démontrer.

3 options politiques (colonnes), 3 camps (lignes)A         Statu quo : Ukraine antirusseB   Négociations :  concessions occidentales par négociationC   Option militaire : recul occidental par la guerre
1 Intérêts du peuple russe (représenté par le nationalisme de Poutine)_  _+  ++
2 Intérêts des peuples occidentaux (absents des sphères du pouvoir dans la scène internationale depuis la chute de Trump)+__  _
3 Intérêts de la finance internationale (représentée par les gouvernements occidentaux à son service)+  +_  _

Statu quo : cette option signifie la poursuite de la purification ethnique des populations russophones d’Ukraine par le gouvernement ukrainien et l’intégration à terme de l’Ukraine dans l’OTAN.

Négociations : il s’agit de l’acceptation par la partie occidentale du respect des promesses faites aux Russes en 1991 de ne pas étendre l’OTAN vers les pays de l’Est : elles seraient cette fois entérinées par écrit (les promesses de 1991 étaient restées purement verbales). En outre, les Russes voulaient des garanties sur l’application des accords de Minsk.

Option militaire : invasion de l’Ukraine par l’armée russe, suite de la guerre civile commencée par l’Ukraine en 2014 contre les populations « Russes » d’Ukraine.

Analysons ce tableau colonne par colonne.

Colonne A :

Le camp 1 n’a pas intérêt au statu quo, celui-ci est deux fois perdant pour lui. D’une part, il entérine la possibilité pour l’Ukraine d’intégrer l’OTAN, menace directe pour la Russie à sa frontière. D’autre part, il n’exploite pas la puissance militaire russe retrouvée.

Le camp 2 a intérêt à ce statu quo. La Russie est contenue dans une puissance inférieure à celle qu’elle pourrait prétendre compte-tenu de sa force militaire. Cependant, cet avantage est tempéré par les risques de guerre générés par l’existence d’une alliance militaire, l’OTAN, qui ne représente pas les intérêts des peuples occidentaux (ils ont au contraire intérêt à avoir de bonne relation avec la Russie).

Le camp 3 serait (aurait été) complètement gagnant avec cette option. En effet, la création de l’OTAN et son maintien après 1991 sont au service de ses intérêts exclusifs (au détriment des peuples russes, iraniens, etc… mais aussi au détriment de ses propres peuples occidentaux). De plus, dans cette configuration, la puissance militaire russe ne s’exprime pas, elle ne tire pas les bénéfices géopolitiques qui lui correspondent sur la finance occidentale.

Cette option est cependant assez irréaliste du fait que le joueur 1 de ce « jeu » de stratégie, la Russie, n’a aucun intérêt à ce statu quo.

Remarquons également qu’un joueur 2, s’il existait, n’aurait pas intérêt à choisir cette option (refus des concessions à la Russie), même si c’est la meilleure, car, connaissant la volonté russe de ne pas la choisir, il sait qu’elle ne peut se réaliser (le statu quo serait possible uniquement si tous les camps l’acceptent). Des deux options restantes (B et C), il doit choisir la moins mauvaise.

Colonne B :

Ici, la négociation est synonyme de recul des intérêts occidentaux en Ukraine. Les négociations dont il s’agit sont celles par lesquelles l’adversaire de la Russie accepte de lui redonner la place correspondant à sa puissance réelle.

Elle présente deux avantages pour le camp 1 : économie d’une guerre coûteuse d’une part, bénéfices géopolitiques et économiques de l’autre.

Pour le camp 2, elle signifie une concession au camp 1. Mais, ayant connaissance de l’intérêt pour le camp 1 de ne pas choisir le l’option A, c’est de loin la moins mauvaise qui reste à sa disposition. De plus, la négociation signifie des concessions de la partie adverse. Dans ce cas, on peut penser qu’en l’échange d’une intégration du Donbass à la Russie et d’une promesse de ne pas intégrer l’OTAN, les occidentaux auraient obtenu une promesse de Poutine de ne pas toucher au reste de l’Ukraine. C’est la Realpolitik.

Pour le camp 3, c’est une catastrophe : la Russie rogne sur l’Ukraine que la finance avait intégrée sous sa coupe et – encore plus grave peut-être ! -, elle le fait dans un climat de détente avec l’Occident. La stratégie du chaos est entretenue par l’existence de l’OTAN, la guerre contre le terrorisme, les tensions avec la Russie et la Chine, les mesures liberticides en temps de covid… Un règlement pacifique de la question Ukrainienne ouvrirait une ère nouvelle qui mettrait à mal cette politique. Il faut sauver la guerre à tout prix : aucune concession à Poutine !

Colonne C :

En théorie, l’option militaire s’offre à tous les camps. Mais c’est une option qui débouche nécessairement sur une victoire militaire russe. Ce qui rend en apparence cette option absurde pour les camps 2 et 3. Nous allons voir qu’il ne faut pas se fier aux apparences.

Pour le camp 1, c’est l’option de rattrapage qui s’offre à lui s’il n’a pas pu obtenir l’option B. Il lui permet les gains géopolitiques qu’ils revendiquaient avec B, mais au prix d’une guerre qui atténue ce gain. En revanche, Poutine ne se sent plus obligé de faire des concessions aux occidentaux

Pour le camp 2, c’est le plus mauvais choix : les peuples occidentaux sont de toute façon contraints aux concessions obtenues militairement par la partie russe, et en sus ils payent le prix d’une guerre qui a des conséquences économiques négatives pour eux. De surcroît, cette option fait perdre toute perspective de concession de la part des Russes. Si ce camp 2 nationaliste occidental avait existé, il aurait tout fait pour éviter cette option, la pire qui soit.

Pour le camp 3, compte-tenu du fait que le camp 1 ne peut accepter l’option A, c’est en fait la moins mauvaise solution entre B et C. Certes, la guerre victorieuse russe en Ukraine fait reculer la finance sur un terrain qu’elle avait conquis. Mais, n’ayant que faire des peuples ukrainiens et occidentaux (et même, jusqu’à un certain point, de leur puissance économique et militaire), les conséquences néfastes prises en compte par le camp 2 ne préoccupent pas ce camp 3. Au contraire, ils voient cette option C comme le moyen de faire payer les Russes le prix fort pour leur puissance retrouvée, le chaos de la guerre en plus. Comme en 14, comme en 40, la guerre c’est bon pour la finance mondialiste.

Nous avons analysé en détail les options théoriques, cherchons maintenant ce qui s’est effectivement produit pour qu’on aboutisse à cette guerre.

Voyons d’abord ce que nous en dit la propagande

Selon elle, les deux camps en présence sont les camps 1 et 2. Les occidentaux, le camp 2, ne voulaient pas la guerre, le statu quo était l’option raisonnable. Pour que cette explication soit acceptée par les peuples, on voit qu’il faut cacher certainement réalités : la purification ethnique engagée en 2014 contre les populations du Donbass, la puissance militaire russe qui doit être minimisée. Dans un environnement dont la propagande a déformé la réalité, il est plus facile de critiquer les agissements de la Russie. Ainsi, on peut prétendre que Poutine est « fou ». De plus, si on croit que les gouvernements occidentaux cherchent à défendre leurs intérêts nationaux (qu’ils s’agissent de leur peuple ou de leurs classes sociales nationales dominantes), on ne peut pas comprendre leur attitude : ils ont obtenu un Poutine conquérant et une guerre économique qui va leur coûter plus cher encore qu’à la Russie.

Ce n’est que lorsqu’on a compris que la finance internationale contrôle les gouvernements nationaux des divers pays occidentaux que la situation devient rationnelle : les deux camps réellement en présence sont les camps 1 et 3. Si, en apparence, les gouvernements occidentaux ont agi contre leur intérêts en refusant de négocier un recul avec Poutine, c’est uniquement parce que ces gouvernements représentent en fait d’autres intérêts : ceux de la finance internationale qui provoque la guerre pour obtenir un affaiblissement relatif de Poutine (en comparaison avec les résultats qu’il aurait obtenu si les négociations avaient abouti). Il n’existe plus de gouvernement occidental gouverné par sa bourgeoisie nationale, ils sont tous sous la coupe de la finance apatride. En poussant Poutine à la guerre, les occidentaux mondialistes n’agissent pas de manière irrationnelle. Certes Poutine obtient la conquête de l’Ukraine. Mais cette finance avait compris qu’elle ne pouvait l’éviter. Elle sauve au moins le chaos qu’elle a pris soin d’organiser. Les multimilliardaires des banques occidentales se consolent avec une bonne guerre civile entre slaves de l’ex-URSS. La logique diabolique de cette élite dominante est même d’aboutir à une guerre mondiale.

source : Entre la Plume et l’Enclume

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